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Mme Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, elle l’entrevoyait dans un avenir prochain. Lui, cependant, continuait:

– C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesse et à mes intentions. Mademoiselle Madeleine est riche, sa dot me permettra de combler le déficit et de vous sauver.

– J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.

– Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notre sort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame, ne l’oubliez pas: l’avenir de Raoul.

Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que son impudence en fut troublée.

– Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti est irrévocablement pris.

– Votre parti?

– Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pour me soustraire à vos honteuses obsessions. Oh! quittez cet air ironique! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux pieds de monsieur Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura ce que j’ai souffert, il me pardonnera.

– Croyez-vous? demanda Clameran d’un air railleur.

– Que voulez-vous dire? Qu’il sera impitoyable, qu’il me chassera comme une malheureuse que je suis? Soit; je l’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez, il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.

Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projets du marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.

Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut, révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression, sa voix devint brutale.

– Ah! vraiment! reprit-il, vous êtes décidée à vous confesser à monsieur Fauvel! Fameuse idée! Il est dommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour où je vous suis apparu, vous aviez des chances de salut: votre mari pouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt années d’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse, madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cher homme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vous faites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est le fruit de vos premières amours? Si excellent que soit le caractère de monsieur Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonne cette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, une perversité effrayante, une rare audace et une duplicité supérieure.

C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai; pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeux de Mme Fauvel.

– Peste! poursuivait-il, on voit qu’il vous tient furieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy! Entre l’honneur du nom que vous portez et les amours de ce digne caissier, vous n’hésitez pas. Eh bien! ce vous sera, je crois, une grande consolation, quand monsieur Fauvel se séparera de vous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissant d’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vous dire: le bon Prosper est heureux!

– Advienne que pourra, prononça Mme Fauvel, je ferai ce que je dois.

– Vous ferez ce que je veux! s’écria Clameran, éclatant à la fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous aura tous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous est indispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.

Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’en attendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il reprit son flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’il ajouta:

– À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi, consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur de votre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai dans trois jours chercher une réponse.

– Vous viendrez inutilement, monsieur; dès que mon mari sera rentré, il saura tout.

Si Mme Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur le visage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude. Mais ce ne fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, clairement, signifie: «comme vous voudrez!» et il dit:

– Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.

Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur lui la porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’il s’imposait.

Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de Mme Fauvel n’était pas feinte.

– Oui! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme des grandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.

Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’être seule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle se retourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’une statue, les yeux pleins de larmes.

– Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.

Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deux salles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simples portières de tapisserie.

Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans une des petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, et elle avait entendu la conversation.

– Quoi! s’écria Mme Fauvel épouvantée, tu sais…

– Tout, ma tante.

– Et tu veux que je te sacrifie?

– Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.

– Mais il est impossible que tu ne haïsses pas monsieur de Clameran.

– Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et sera toujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et, cependant, je serai sa femme.

Mme Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de ce dévouement qui s’offrait à elle.

– Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tu aimes?

Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’une voix ferme répondit:

– Demain, j’aurai pour toujours rompu avec monsieur Bertomy.

– Non! s’écria Mme Fauvel, non, il ne sera pas dit que je t’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mes fautes.

La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.

– Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé le déshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand je puis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie? Que serais-je sans vous? Une pauvre ouvrière des fabriques de mon pays. Qui m’a recueillie? Toi. N’est-ce pas à mon oncle que je dois cette fortune qui tente le misérable? Abel et Lucien ne sont-ils pas mes frères? Et quand notre bonheur à tous est menacé, j’hésiterais!… Non. Je serai marquise de Clameran.

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