Un hasard pouvait faire reconnaître au banquier l’étonnant accroissement des dépenses de la maison; que lui répondre s’il en demandait les causes?
Et Raoul en trois mois avait dissipé une petite fortune. N’avait-il pas fallu l’installer, lui donner un joli intérieur de garçon? Tout lui manquait, autant qu’à un naufragé. Il avait voulu un cheval, un coupé, comment les lui refuser?
Puis c’était chaque jour quelque fantaisie nouvelle.
Si parfois Mme Fauvel hasardait une remontrance, la physionomie de Raoul prenait aussitôt une expression désolée, et ses beaux yeux s’emplissaient de larmes.
– C’est vrai, répondait-il, je suis un enfant, un pauvre fou, j’abuse. J’oublie que je suis le fils de Valentine pauvre, et non de la riche madame Fauvel.
Son repentir avait des accents qui perçaient le cœur de la pauvre mère. Il avait tant souffert autrefois! Si bien, qu’à la fin, c’était elle qui le consolait et qui l’excusait.
D’ailleurs, elle avait cru s’apercevoir, non sans effroi, qu’il était jaloux d’Abel et de Lucien – ses frères, après tout.
En ces moments, pour que Raoul n’eût rien à envier à ses deux fils, elle était prête à tout.
Au moins voulut-elle avoir une compensation. Le printemps approchait; elle pria Raoul de s’établir à la campagne près de la propriété qu’elle avait à Saint-Germain. Elle s’attendait à des objections; point. Cette proposition sembla lui plaire, et peu après il lui annonça qu’il venait de louer une bicoque au Vésinet et qu’il y allait faire porter son mobilier.
– Ainsi, mère, dit-il, je serai plus près de toi. Quel bon été nous allons passer!
Elle se réjouit, surtout de ce que les dépenses de l’enfant prodigue probablement diminueraient. Et, vraiment, elle était si bien à bout, qu’un soir, comme il dînait en famille, elle osa, devant tout le monde, lui adresser – oh! bien doucement – quelques observations.
Il était allé, la veille, aux courses, il avait parié et perdu deux mille francs.
– Bast! fit M. Fauvel avec l’insouciance d’un homme qui a ses coffres pleins, maman Lagors payera; les mamans ont été créées et mises au monde pour payer.
Et, ne pouvant s’apercevoir de l’impression que produisaient ces simples paroles sur sa femme, devenue plus blanche que sa collerette, il ajouta:
– Ne t’inquiète pas, va, mon garçon, quand tu auras besoin d’argent, viens me trouver, je t’en prêterai.
Que pouvait objecter Mme Fauvel? N’avait-elle pas annoncé, selon les volontés de Clameran, que Raoul était très riche?
Pourquoi l’avait-on contrainte de mentir inutilement? Elle eut comme une rapide intuition du piège où elle était prise, mais il n’était plus temps d’y revenir.
D’ailleurs, les paroles du banquier n’étaient pas tombées dans l’eau. À la fin de cette semaine, Raoul alla trouver son oncle dans son cabinet, et carrément il lui emprunta dix mille francs.
Informée de cette incroyable audace, Mme Fauvel se tordait les mains de désespoir.
– Mais que fait-il, mon Dieu! de tant d’argent! s’écriait-elle.
Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran à l’hôtel du banquier; Mme Fauvel se décida à lui écrire pour lui demander une entrevue.
Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument, déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plus irrité surtout que Mme Fauvel.
Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence. Mais les défiances de Mme Fauvel étaient éveillées, elle observa, et il lui sembla – était-ce possible! – que leur colère était simulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plus amères et même des menaces, leurs yeux riaient.
Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son esprit comme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout ce qu’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presque intolérable.
Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elle devait s’attendre aux pires exigences; puis elle s’efforça en vain de pénétrer son but.
Lui-même bientôt le lui apprit.
Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume, après avoir montré à Mme Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, le marquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir une catastrophe:
C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.
Il y avait longtemps que Mme Fauvel était préparée à toutes les tentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.
La déclaration inattendue de Clameran l’atteignit dans le vif de ce qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.
– Et vous avez pu croire, monsieur! s’écria-t-elle indignée, que je prêterais les mains à vos odieuses combinaisons.
D’un signe de tête, le marquis répondit:
– Oui.
– À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser? Ah! certes, j’ai été bien coupable autrefois; mais la punition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire si cruellement repentir de mon imprudence! Tant qu’il s’est agi de moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche; aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte!…
– Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pour mademoiselle Madeleine de devenir marquise de Clameran?
– Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré son mari. Elle aime monsieur Prosper Bertomy.
Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.
– Amourette de pensionnaire, dit-il; elle l’oubliera quand vous le voudrez.
– Je ne le veux pas.
– Pardon!… reprit Clameran de cette voix basse et voilée d’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avez commencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue à l’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez la grâce de céder.
– Non, répondit fermement Mme Fauvel, non!
Il ne daigna pas relever l’interruption.
– Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’est qu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises en ce moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire aux prodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un moment viendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous sera impossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caisse du ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là?