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Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocence véritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées dont s’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pas l’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.

Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petits pas, le long de la grande avenue.

Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient; ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sans espoir.

Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des haines absurdes de leurs familles; ils s’avouaient que toute tentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leur vie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais… qu’une seule fois encore.

Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.

Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues! Gaston ne voulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, il fallait faire plus d’une lieue.

C’est alors qu’il pensa que franchir le fleuve à la nage serait bien plus court; mais il était médiocre nageur, et traverser le fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles comme une grande témérité.

Peu importe! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine, épouvantée, le vit sortir de l’eau presque à ses pieds.

Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura, et recommença le lendemain et jours suivants.

Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné par le courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abréger ses angoisses.

Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’une des fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, il était aux genoux de son amie.

Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret de leurs amours.

Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieuses précautions! Ils se surveillaient si attentivement! Ils étaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvre de dissimulation et de prudence!

Pauvres amoureux naïfs!… Comme si on pouvait dissimuler quelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à la curiosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs, incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’un cancan inoffensif ou mortel.

Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà il avait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leurs amours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries des veillées.

Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barque glissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient: c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.

Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés des curieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient, en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuse expédition.

C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connut enfin la funeste vérité.

De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait: on le voyait à la couleur des eaux; on craignait une inondation.

Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux, c’eût été tenter Dieu.

Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant y passer le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve, jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.

Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait à Tarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de la place de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel des Trois-Empereurs.

Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, où ils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champ de foire.

La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils y entrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étant libre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et se mirent à jouer au billard.

Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention de Gaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaient d’une table du fond.

De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment, avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes tout de travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, tout surpris, lui dit:

– Qu’as-tu donc? tu n’es plus au jeu, tu manques des carambolages tout faits.

– Je n’ai rien.

La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gaston devint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur le billard et s’élança vers la table du fond.

Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos en vidant un bol de vin chaud.

C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-six ans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrement retroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clameran s’adressa.

– Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire!

– Qui donc m’en empêcherait? répondit Lazet, du ton le plus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valent pas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule qui fait la vertu.

– Vous avez prononcé un nom.

Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspérerait le jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voies de fait.

– J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, prononcé le nom de la jolie petite fée de La Verberie.

Tous les consommateurs du café, et même deux commis voyageurs qui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés et entouraient les deux interlocuteurs.

Aux regards provocants qu’on lui lançait, aux murmures – aux huées plutôt – qui l’avaient accueilli quand il avait marché sur Lazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait qu’il était entouré d’ennemis.

Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieux marquis portaient leurs fruits. La rancune fermente vite et terriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.

Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’une semelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinze ou vingt.

– Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que le silence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâche pour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier une jeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pour défendre son honneur.

– Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a ses amants, et cela suffit.

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