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De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large et facile des gentilshommes campagnards.

Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensait tous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac, prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraie Restauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous ses domaines.

À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune, Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie de plaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu; l’aîné, Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque, travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titre seul eût paru à son père un pendable blasphème.

En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieux marquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvant mieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré des bourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleries parfois spirituelles.

Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par les chaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistral soufflait par trop fort.

Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen de distraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même, toujours vif, toujours piquant.

Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.

La comtesse de La Verberie, la «bête noire» du marquis, comme il le disait peu galamment, était une grande et sèche femme, anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante, glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petit monde.

À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec son mari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français, malheureusement pour sa mémoire.

En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.

Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisance relative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de la munificence royale que le petit domaine et le château de La Verberie, et sur le milliard d’indemnité deux mille cinq cents francs de rente, dont elle vivait.

Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien des ambitions.

Plus modeste que le manoir de Clameran, le joli castel de La Verberie a de moins fières apparences et de moins hautes prétentions.

Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé, discret, et facile pour le service comme la petite maison d’un grand seigneur.

C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleil levant ses fenêtres sculptées.

Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la route de Beaucaire jusqu’au bord du fleuve; une merveille, avec ses grands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et son clair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.

Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, la comtesse de La Verberie.

Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit ans, nommée Valentine, blonde, frêle, avec de grands yeux tremblants, belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre de la chapelle du village où elle allait tous les matins entendre la messe.

Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides du Rhône, s’était étendu au loin.

Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussent leurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin de halage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, à l’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.

De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveux demi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes et braves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Et souvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la jolie petite fée de La Verberie.

Si M. de Clameran détestait la comtesse, Mme de La Verberie exécrait le marquis. S’il l’avait surnommée «la sorcière», elle ne l’appelait jamais que «le vieil étourneau».

Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur le fond même des faits une opinion pareille, avec des façons différentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dans d’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendre ni se fâcher jamais.

Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digérait bien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissait de rage et verdissait de jalousie.

Peu importe! Ils eussent passé ensemble des délicieuses soirées. Car enfin, ils étaient voisins, très proches voisins.

De Clameran, on voyait très bien le lévrier noir de Valentine courir dans les allées du parc de La Verberie; et de La Verberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de la salle à manger de Clameran.

Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône, un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flots rapides.

Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plus profonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.

D’où venait cette haine?

La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de le dire avec quelque exactitude.

C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrive toujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, après tout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de la vérité qui les a inspirés.

Il arriva que Gaston, ayant vu Valentine à une fête, la trouva belle et l’aima.

Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, se défendre de penser à lui.

Mais tant d’obstacles les séparaient!… Chacun d’eux, pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfoui comme un trésor, au plus profond de son cœur.

Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaient déjà tant l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé à leur première rencontre les rapprocha de nouveau.

Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieille duchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle y avait encore de propriétés.

Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris de trouver en eux un écho des mêmes pensées.

Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sans s’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au bord du Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ils s’apercevaient.

Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était à Beaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter à Valentine.

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