– C’est bien ce que j’avais pensé. Ceci, c’est ce qu’on appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert par la signature du roi… et tout le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce parchemin.
– Où t’es-tu procuré cela?
– Peu importe. L’essentiel est que je l’ai. Je sais ce que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m’as vu en possession de ce parchemin.
– Pourquoi? Que veux-tu en faire?
– Ce que je veux en faire! Je n’en sais rien encore. Je cherche. Et à force de chercher je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne m’appartient pas et qu’il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.
Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu’elle devait se taire pour l’amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu’il avait donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine», et qu’il eût pu se dispenser d’ajouter un mot de plus.
Juana avait frémi. Mais ce qui l’impressionna le plus douloureusement, ce fut le ton désabusé, le ton d’amertume à peine voilée sur lequel il avait dit que sa mort, à lui, était sans importance.
Pourquoi lui disait-il ces choses horribles? Il voulait donc mourir, Seigneur Dieu? Comment ne pensait-il pas à la peine affreuse qu’il lui faisait? La gorge serrée par l’émotion qui la poignait, elle murmura en joignant les mains dans un geste implorant.
– Tu peux être tranquille. L’on me tuera plutôt que de m’arracher une parole sur ce sujet.
Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:
– Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.
Et, très las, écrasé par l’effort qu’il faisait pour se contenir, il s’inclina devant elle et murmura:
– Adieu, Juana!
Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.
Alors son cœur, à elle, éclata. Comment, il s’en allait ainsi, sans un mot d’amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu’elle ne le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de bois, et l’esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes, comme un appel éperdu:
– Chico!
Ce nom ainsi lancé, c’était un aveu.
Remué jusqu’au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience de ses actes. Si le Chico s’était jeté sur ses mains pour les baiser, elle l’eût certainement saisi dans ses bras, l’eût soulevé et pressé sur son cœur, et c’eût été enfin le dénouement radieux de cette fantastique idylle.
Mais sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s’arrêta et fit deux pas vers elle. Mais il n’alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il attendit qu’elle s’expliquât.
Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti sa raison l’abandonner, et les yeux noyés de larmes, elle balbutia machinalement:
– Tu t’en vas?… Tu me quittes? Ainsi?… N’as-tu donc rien d’autre à me dire?
Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être aveugle et fou comme le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se frappa le front comme quelqu’un qui se souvient tout à coup.
– Et la Giralda? s’écria-t-il.
Du coup, elle sentit la colère l’envahir. Quoi! pas un mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C’en était trop. Ses bras, qu’elle tendait vaguement vers lui, s’abaissèrent lentement, son œil se fit dur, un pli amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:
– Tu t’intéresses bien à elle!… T’aurait-elle dit aussi des choses que nulle ne t’a dites?
Il la regarda d’un air étonné, et gravement:
– C’est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du Torero?
Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.
– C’est vrai, balbutia-t-elle.
Et passant de nouveau sa main sur son front de ce même geste machinal, elle ajoute, en elle-même:
– Je deviens folle.
– Ne l’as-tu pas vue? continua d’interroger le Chico. Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur!
– Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant la nuit. C’est ici qu’elle viendra sûrement s’enquérir de son fiancé.
Le nain hocha la tête d’un air pensif.
– Elle ne viendra pas, dit-il.
– Qu’en sais-tu?
– Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J’ai cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.
– Qu’est-ce que ce don Gaspar Barrigon?
– Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, a dû être victime de quelque tentative d’enlèvement comme celle que j’avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba-Roja là-dessous. Quel malheur que le chevalier de Pardaillan se soit avisé de lui sauver la vie à celui-là!
– Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l’aime comme une sœur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!
Dès l’instant où sa jalousie n’était pas en cause, elle savait rendre à chacun la justice qui lui était due.
Le Chico approuva gravement de la tête et:
– Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j’ai vu où l’on a conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu’est devenue la Giralda; et si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où on l’a enfermée. Demain peut-être don César quittera sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n’ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana?
Elle eut une seconde d’hésitation et murmura faiblement:
– Oui!
– En ce cas, adieu, Juana!
– Pourquoi adieu? s’écria-t-elle, emportée malgré elle. C’est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le cœur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?
– Si fait bien.
Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu’il lui cachait quelque chose. Son sourire et ces paroles sonnaient faux.
– Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.
Évasivement, il répondit:
– Je ne peux pas dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans quelques jours. Cela dépendra des événements.
Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non d’elle, elle crut bien faire en disant:
– N’est-il pas entendu que je dois t’aider dans la délivrance du chevalier de Pardaillan… Il faut bien que tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je pourrai t’être utile.
Et lui, il comprit que c’était surtout cela: la délivrance de Pardaillan, qui lui tenait à cœur. Mais il était bien résolu à se passer d’elle. Pour rien au monde il n’eût voulu la mêler à une aventure qu’il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l’heure.
Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:
– C’est convenu, tiens! Mais pour que je te dise en quoi tu pourras m’aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je te jure qu’en ce moment je n’en sais rien. Je cherche. Puis il y a la Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C’est promis.
Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois aveugle qu’elle avait été de l’avoir si longtemps méconnu!
Cependant, il avait promis de revenir. Tout n’était pas encore dit. Il reviendrait certainement, il tenait toujours ce qu’il lui promettait. Elle pouvait encore espérer. Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit: