Pardaillan s’attendait à être jeté dans quelque cul de basse fosse. Il se trompait.
La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement meublée d’un bon lit, d’un vaste fauteuil, d’un coffre à habits, d’une table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.
Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre de l’hôtellerie de La Tour.
Les moines-geôliers l’avaient débarrassé de ses liens et s’étaient retirés en annonçant que, sous peu, le souper lui serait servi.
Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre compte de la disposition des lieux, et il s’était vite persuadé de l’inutilité d’une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s’était empressé de procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit d’ailleurs de constater avec satisfaction qu’il n’avait que des écorchures insignifiantes.
Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et des vins des meilleurs crus de France et d’Espagne y figurèrent avec une profusion royale.
En fin gourmet qu’il était il y fit honneur avec ce robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. Mais tout en vidant les plats, tout en entonnant fortes rasades, avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que d’appétit réel, il réfléchissait profondément.
Tout d’abord, il remarqua que sur cette table somptueusement dressée, les mets, servis dans des plats d’argent massif, étaient préalablement découpés, et il n’avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, qu’une petite fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.
Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir l’entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable inquiétude l’envahir sournoisement.
Tout de suite après ce succulent souper il se sentit la tête lourde et il fut pris d’une irrésistible envie de dormir.
Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:
– C’est bizarre! D’où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! je n’ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute…
Lorsqu’il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore que lorsqu’il s’était couché, les membres brisés, il constata avec stupeur qu’il était complètement déshabillé et couché entre les draps.
– Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne pas m’être déshabillé!
Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n’en avait jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes journées.
Il se traîna, plutôt qu’il n’alla, vers le bassin de cuivre destiné à sa toilette, vida l’aiguière dedans et plongea sa figure dans l’eau fraîche. Après quoi il alla à la fenêtre qu’il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour s’habiller.
– Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l’attention de remplacer mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!
Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.
– Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes goûts apparemment, murmurait-il en faisant cette inspection.
Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied du lit. Il s’en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du costume.
– Ah! Ah! voilà la clé du mystère! fit-il en éclatant de rire. C’est pour cela qu’on m’a fait prendre un narcotique.
C’étaient bien ses bottes qu’on avait jugées en assez bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu’on avait consciencieusement nettoyées. Seulement on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige d’acier longue et acérée, maintenue sur le coup-de-pied par des courroies.
En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, alors qu’il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient être broyés [8] , le chevalier avait détaché des éperons semblables, en avait donné un à son père, et tous deux, pour se soustraire à l’horrible supplice, avaient froidement résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette heure, de cauchemar, il avait continué à dédaigner l’éperon à mollette. Or, c’étaient ces éperons qui pouvaient constituer à la rigueur un poignard passable qu’on avait eu la précaution de lui enlever pendant son sommeil.
Tout en s’habillant, Pardaillan songeait:
– Diable! il me paraît que j’ai affaire à des adversaires qui ne livrent rien au hasard! D’Espinosa? Fausta? ou ces moines?
Et avec un froncement de sourcils:
– Que veut-on de moi, enfin? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? N’a-t-on voulu plutôt me mettre dans l’impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au supplice qui m’est réservé?… Quel supplice?… De cette association de l’ancienne papesse avec ce cardinal inquisiteur, quelle invention infernale surgira, créée à mon intention?
Et avec un sourire terrible:
– Ah! Fausta! Fausta! quel compte terrible nous aurons à régler… si je sors vivant d’ici!
Et tout à coup:
– Et ma bourse?… Ils l’ont emportée avec mon costume déchiré… Peste? M. d’Espinosa me fait payer cher le costume qu’il m’impose!
Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. Il s’en empara et l’empocha avec une satisfaction non dissimulée.
– Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger… Mais, mordiable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte qu’on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.
Il réfléchit un instant, et:
– Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Il est à présumer qu’ils ne chercheront pas à m’endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.
Comme il l’avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun malaise, sans qu’aucune drogue fût mêlée à ses aliments.
Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d’autres personnes que les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais se départir d’un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.
Il avait voulu les interroger, savoir, s’informer. Les religieux s’étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s’étaient retirés sans répondre à ses questions.
Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, marchant d’un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une foule de projets, qu’il rejetait au fur et à mesure qu’ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait devant cette fenêtre.
Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d’être projetée par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait vue.
«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit! Ah! le brave petit homme!… Comment diable a-t-il pu s’introduire ici?»
Il alla ramasser la balle, non sans s’assurer au préalable qu’il n’était pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était fermé… ou du moins il paraissait l’être.
Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et contempla l’objet qui venait de lui être jeté. C’était un assez gros paquet de laine enroulé autour d’un corps dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d’une pierre. Il déplia le feuillet et lut:
«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu’on vous servira. On veut vous empoisonner. Avant trois jours j’aurai réussi à vous faire évader. Si j’échoue il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»
– Trois jours sans boire et sans manger, songea Pardaillan en faisant la grimace, diable! À ce compte-là, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout de suite… Oui, mais si le Chico réussit?… Hum!… Que veut-il faire?… Bah! après tout je ne mourrai pas pour trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison… d’autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu’il me reste de mon souper d’hier de quoi me nourrir aujourd’hui. Puisque j’ai mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j’ai tout lieu de penser qu’elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.