Литмир - Электронная Библиотека

IV ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO

En quittant Fausta, le Torero s’était dirigé en hâte vers l’auberge de La Tour , où il avait laissé celle qu’il considérait comme sa fiancée confiée aux bons soins de la petite Juana.

En cheminant par les rues étroites et tortueuses encore encombrées du populaire en liesse, il se morigénait vertement. Il se reprochait comme une trahison le très court et très fugitif instant d’emballement qu’il avait eu devant la beauté de Fausta.

Il allait d’un pas accéléré, sans se soucier des passants qu’il bousculait, pris soudain d’un sinistre pressentiment qui lui faisait redouter un malheur. Il lui semblait qu’un danger pressant planait sur la Giralda, et il se hâtait avec cette idée qu’il allait apprendre une mauvaise nouvelle.

Chose étrange, maintenant qu’il n’était plus captivé par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance qu’elle lui avait contée n’était qu’un roman imaginé en vue d’il ne savait quelle mystérieuse intrigue.

Les offres de Fausta, ses projets, ce mariage qu’elle lui avait proposé avec un superbe dédain des convenances, surtout, oh! surtout, cette couronne entrevue, ces rêves de conquêtes grandioses, tout cela lui paraissait invraisemblable, faux, impossible, et il se raillait amèrement d’avoir prêté un moment une oreille crédule à d’aussi chimériques propos.

«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à ce point? C’est à croire que cette énigmatique et incomparablement belle princesse est douée d’un pouvoir surnaturel, susceptible d’égarer la raison. Moi, fils du roi? Allons donc! Quelle folie! Le brave homme qui m’a élevé et qui m’a donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m’a toujours assuré que mon père avait été mis à la torture sur l’ordre du roi et que pour être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à assister lui-même à l’épouvantable supplice. Le roi n’est pas, ne peut pas être mon père.»

Et avec une sévérité qui n’avait d’égale que sa sincérité: «En admettant que le roi soit mon père, quel pouvoir magique a donc cette princesse Fausta qu’elle ait pu m’amener aussi aisément à un degré d’aberration telle que j’ai pu, moi, misérable, envisager froidement la révolte ouverte contre celui qui serait mon père, et, qui sait, peut-être son assassinat. Puissé-je être dévoré vivant par des chiens enragés plutôt que de descendre à un tel degré d’infamie. Quel qu’il soit, quoi qu’il soit et quoi qu’il ait fait, mon père doit rester mon père, et ce n’est pas à moi à le juger. Que la malédiction du ciel s’abatte sur moi si l’idée me vient seulement de me faire complice des sombres projets de cette Fausta d’enfer!»

Et avec une ironie féroce: «Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C’est une pitié seulement que j’ai pu m’arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction d’une stupide vanité, j’aurai sacrifié ma liberté, mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour l’assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis, Torero je resterai, et vive l’amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! Celle-là ne me demande que de l’amour et se soucie fort peu d’une couronne. Et s’il est vrai que le roi me poursuit de sa haine et me veut la male mort, vive Dieu! je fuirai l’Espagne. Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de m’emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c’est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.»

En monologuant de la sorte, il était arrivé à l’hôtellerie, et ce fut avec une angoisse, qu’il ne parvint pas à surmonter, qu’il pénétra dans le cabinet de la mignonne Juana.

Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient devenues tout de suite une paire d’amies.

Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France veillait avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il s’était pris d’une soudaine et vive sympathie. Et c’était encore un spectacle peu banal et qui eût fait béer d’étonnement ses ennemis que de voir le terrible, le redoutable, l’invincible Pardaillan assis entre deux fillettes, écoutant en souriant d’un sourire jeune et indulgent leurs innocents et futiles propos, et ne dédaignant pas d’y prendre part de temps en temps.

Lorsque Pardaillan s’était réveillé, après avoir dormi une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur ordre de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée – cette épée qu’il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec les estafiers de Fausta – et il était descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition de la petite Juana.

Il s’était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l’assentiment de la maîtresse du lieu. Et à le voir si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles s’étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été sous la garde de toute une compagnie d’hommes d’armes du roi.

La petite Juana, en maîtresse de maison avisée, soucieuse de satisfaire son hôte, sans attendre que le chevalier le demandât, avait donné discrètement un ordre à une servante, laquelle s’était empressée de placer devant Pardaillan un verre, une assiette garnie de pâtisseries sèches et une bouteille d’excellent Vouvray mousseux et pétillant. Juana avait en effet remarqué que son hôte avait un faible pour ce vin.

Pardaillan fut très sensible à cette attention; il se contenta pourtant de remercier d’un sourire sa jolie hôtesse. Mais ce sourire était si cordial, la joie qui pétillait dans son œil était si évidente que Juana s’estima plus amplement récompensée que par la plus alambiquée des protestations.

Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:

– Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?

Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:

– Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce titre d’ami à un aussi piètre personnage que le Chico?

– Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n’ai pas, Dieu merci! l’habitude de subordonner mes sentiments à là condition sociale de ceux à qui ils s’adressent. Tel qui paraît un grand et illustre personnage, chargé de biens et de quartiers de noblesse, m’apparaît parfois comme un triste sire, et inversement tel pauvre diable m’apparaît très noble et très estimable. Si je donne ce titre d’ami au Chico, c’est qu’effectivement il l’est. Et quand je vous aurais dit que je suis extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le Chico mérite tout à fait ce titre.

– Mais enfin qu’a-t-il donc fait de si beau qu’un homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?

Pardaillan trempa flegmatiquement un gâteau dans son verre, et faisant mousser le vin en l’agitant, il dit avec un sourire narquois:

– Je vous l’ai dit: c’est un brave. Que si vous désirez en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce qu’il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère réellement comme un ami et répondez, s’il vous plaît, à ma question: comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?

Il sembla à Juana qu’il y avait une intention de raillerie dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais avec le seigneur français, il n’était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si singulière manière de s’exprimer, il avait un sourire surtout si déconcertant, qu’on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s’arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine:

– Il m’agaçait, dit-elle, je l’ai chassé.

– Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?

– Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement… c’est un sot.

– Un sot! le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C’est un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J’espère que ce renvoi n’est pas définitif et que je le reverrai bientôt ici.

– Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu’on ait besoin de l’y convier. Le Chico, monsieur le chevalier, quand je lui interdis la porte, il revient par la fenêtre, et tout est dit. Jamais je n’ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu d’amour-propre.

– Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l’air dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas trop s’y fier toutefois, et je crois que si tout autre que vous se permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi bénévolement que vous dites.

19
{"b":"88652","o":1}