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VI LE PLAN DE FAUSTA

Nous avons dit que le Torero s’était trouvé dans la désagréable obligation de dresser sa tente près de celle de Barba-Roja.

Sans qu’elle s’en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une intervention de Fausta. Voici comment:

Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l’arrestation de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d’attente n’avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente qu’il venait de vouer à l’homme coupable d’avoir douloureusement blessé son incommensurable orgueil. Nous pouvons même dire que Pardaillan était devenu leur principale préoccupation, et qu’à la rigueur ils eussent oublié le fils de don Carlos pour porter tout leur effort sur le chevalier.

Si le roi n’obéissait qu’à sa haine, d’Espinosa, au contraire, agissait sans passion et n’en était que plus redoutable. Il n’avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique, mais résolu, comme l’était d’Espinosa, cette crainte était autrement dangereuse et plus terrible que la haine. Un caractère fortement trempé, comme celui du grand inquisiteur, peut céder à une impulsion, bonne ou mauvaise. Il demeure inflexible devant une nécessité démontrée par la logique du raisonnement. Dès l’instant où il craignait un hommes, cet homme, quel qu’il fût, était inexorablement condamné. Il devait disparaître coûte que coûte.

De l’intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du roi, d’Espinosa avait conclu qu’il en savait beaucoup plus qu’il ne paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et le conseiller d’un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable sans ce concours inespéré.

L’erreur de d’Espinosa était de s’obstiner à voir un ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement échappé. Il ne pouvait en être autrement, le désintéressement étant peut-être la seule vertu que les hommes ont toujours niée et nieront probablement longtemps encore.

En ce qui concerne Pardaillan, il se fût dit qu’ému de l’acharnement avec lequel des personnages, disposant de la toute-puissance, poursuivaient un être pauvre et inoffensif, dans la bonté de son cœur il avait résolu de prêter l’appui de son bras à la victime menacée, comme on tente d’arracher aux mains d’une brute, abusant de sa force, la créature trop faible qu’il est en train d’assommer. Le geste du prince défendant sa vie était humain, celui de l’aventurier venant à son secours était aussi humain. Il était, de plus, généreux. Cette défense légitime n’impliquait pas forcément l’offensive.

D’Espinosa ne se dit rien de tout cela.

S’il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n’eût consenti à la besogne qu’on le soupçonnait capable d’entreprendre. Il est certain que si le Torero avait manifesté l’intention de revendiquer des droits inexistants, étant données les conditions anormales de sa naissance, s’il avait fait acte de prétendant, comme on s’efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon d’une action qu’il était incapable de concevoir, d’Espinosa commettait donc lui-même une méchante action. Rendons-lui du moins cette justice de dire qu’il était sincère dans sa conviction. Tant il est vrai que nous ne voulons prêter aux autres que les sentiments que nous sommes capables d’avoir nous-mêmes.

Ensuite, et nous passons ici du général au particulier, d’Espinosa n’était pas fâché de se défaire d’un homme à qui il avait fait certaines confidences qui pouvaient, s’il lui prenait fantaisie de les divulguer, le conduire droit au bûcher, tout grand inquisiteur qu’il fût. Mais ceci n’était que secondaire. S’il n’avait pu comprendre l’extraordinaire générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que d’Espinosa était gentilhomme. Comme tel il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire. Sur ce point il avait su justement l’apprécier.

Donc d’Espinosa et le roi, son maître, étaient d’accord sur ces deux points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le roi eût voulu qu’on arrêtât purement et simplement l’homme qui lui avait manqué de respect. Pour cela que fallait-il: un officier et quelques hommes. Pris, l’homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit.

D’Espinosa voyait autrement les choses. D’abord l’arrestation d’un tel homme ne lui apparaissait pas aussi simple, aussi facile que le roi le pensait. Ensuite, influencé, sans qu’il s’en rendît compte, par les appréhensions de Fausta qui, dans sa crise de terreur mystique, voulait voir en Pardaillan un être surhumain, qu’on ne pouvait atteindre comme le commun des mortels, il n’était pas sans inquiétudes sur ce qui pouvait advenir après cette arrestation. Enfin d’Espinosa était prêtre et ministre. Comme tel, oser manquer à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. D’autre part, des idées particulières qu’il avait sur la mort lui faisaient considérer celle-ci comme une délivrance et non comme un châtiment. Restait donc la torture. Mais qu’était-ce que quelques minutes de tortures comparées à l’énormité du forfait? Bien peu de chose en vérité. Avec un homme d’une force physique extraordinaire, jointe à une force d’âme peu commune, on pouvait même dire que ce n’était rien. Il fallait trouver quelque chose d’inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres insupportables.

C’est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l’idée qu’il avait aussitôt adoptée, et pour l’exécution de laquelle ils se trouvaient tous rassemblés sur la place, en vue de laquelle une place d’honneur avait été réservée à l’homme qu’il s’agissait de frapper. Car d’Espinosa avait réussi à faire accepter son point de vue au roi, qui avait poussé la dissimulation jusqu’à adresser un gracieux sourire à celui qui l’avait bravé et bafoué devant toute sa cour.

Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c’est ce que nous verrons plus tard.

Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer l’arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être d’Espinosa, mieux renseigné qu’il ne voulait bien le laisser voir, avait-il pris d’autres dispositions mystérieuses concernant Fausta et qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. Peut-être!

Fausta était d’accord avec d’Espinosa et le roi en ce qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution était, en grande partie, son œuvre à elle.

Là s’arrêtait l’accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce qu’elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable à ses projets d’ambition. Sur ce point, elle devenait l’adversaire de ses alliés, et nous avons vu qu’elle aussi avait pris toutes ses dispositions pour les tenir en échec.

Sauver le prince, lui déblayer l’accès du trône, le hisser sur ce trône, c’était parfait, à la condition que le prince devînt son époux, consentît à rester entre ses mains un instrument docile, faute de quoi toute cette entreprise gigantesque n’avait plus sa raison d’être. Or le prince, au lieu d’accepter avec enthousiasme, comme elle l’espérait, l’offre de sa main, s’était montré très réservé.

À cette réserve, Fausta n’avait vu qu’un motif: l’amour du prince pour sa bohémienne. C’était là le seul obstacle, croyait-elle.

Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero, comme d’Espinosa s’était trompé dans la sienne sur celui de Pardaillan. Comme d’Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s’il se fût réalisé, eût été inutile.

La Giralda étant, dans son idée, l’obstacle, sa suppression s’imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba-Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi sur Barba-Roja? Parce qu’elle connaissait la passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.

Dans la partie suprême qu’elle tentait, Fausta, prodigieux metteur en scène, avait assigné à chacun son rôle. Mais pour que la réussite fût assurée, il importait que chacun se tînt strictement dans les limites du rôle qui lui était dévolu.

Admirablement renseignée sur tous ceux qu’elle utilisait, elle savait que Barba-Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion véritable.

En revanche, à la suite de l’humiliation sanglante qu’il lui avait infligée, Barba-Roja s’était pris pour Pardaillan d’une haine féroce, auprès de laquelle celle de Philippe II pouvait passer pour bénigne. Si le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à l’arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son amour pour, se ruer sur celui qu’il haïssait.

Or, la besogne de Barba-Roja était toute tracée. À lui incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité; qu’il s’en tînt au rôle qu’elle lui avait assigné.

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