Or, Pardaillan n’était pas mort.
La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de concert avec d’Espinosa.
La papesse et le grand inquisiteur avaient décidé de pousser Pardaillan à la folie, non à la mort. Sur ce point, ils s’étaient trouvés tout de suite d’accord. Quant aux raisons qui les avaient poussés à adopter cette manière de tuer le chevalier – la folie n’est-elle pas comme une mort anticipée? – ces raisons que chacun avait gardées par devers lui n’étaient pas les mêmes chez Fausta que chez d’Espinosa.
Fausta avait adopté ce genre de supplice parce que, ayant essayé sans y parvenir de tuer Pardaillan par tous les moyens humainement connus, fataliste, sombre illuminée, elle s’était persuadée que cet homme était invulnérable et que, pour l’abattre, il fallait chercher autre chose que la mort.
D’Espinosa n’avait pas du tout ces idées. Grand inquisiteur d’Espagne, il estimait que son devoir était de poursuivre sans pitié l’hérésie et d’imposer par les moyens les plus violents ou les plus odieux la foi en ce Dieu qu’il servait, le respect et l’amour de ce Dieu. Offenser ce Dieu, c’était commettre un crime pour l’expiation duquel les tortures les plus effroyables étaient encore insuffisantes.
Or, le roi était considéré comme un être d’une essence exceptionnelle. Le roi, c’était le représentant de Dieu. Mieux, c’était une émanation directe de Dieu. Offenser le roi, c’était comme si on offensait Dieu. Nul châtiment n’était assez violent, assez douloureux pour faire expier ce crime.
Or, Pardaillan l’avait commis ce crime. Non seulement il avait bafoué, insulté ce roi, considéré à l’égal de Dieu, mais encore il avait émis la prétention de s’opposer à l’exécution de ses vastes projets.
Ce crime méritait un châtiment d’autant plus extraordinaire que celui qui l’avait commis était un homme extraordinaire.
Fausta lui avait indiqué un moyen qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l’avait adopté et perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour adopter celui-là.
Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d’autant plus inexorable qu’elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un principe – et c’est ce qui le faisait si terrible, si redoutable – non pour l’assouvissement d’une haine personnelle. Il n’avait pas menti lorsqu’il l’avait dit à Pardaillan.
Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter l’épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.
Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et en même temps devait compléter l’œuvre dévastatrice de ce poison.
En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n’avait pu voir, attendu que, étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre et s’étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu’ils auraient dû hacher.
Pardaillan, lorsqu’il avait lâché prise, était à moitié évanoui. Lorsqu’il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.
Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard sans vie.
Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles de la chambre d’où il venait d’être précipité. Le plancher d’acier était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.
Ici, comme à l’étage supérieur, il n’y avait aucun meuble, pas d’issues visibles autres qu’une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d’une couche de moisissure et de salpêtre, l’air chaud et fétide.
Pardaillan regarda tous ces détails d’un œil sans expression et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme un enfant qui, d’un chiffon, s’amuse à fabriquer une poupée, et il éclata de rire.
Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout petits et aux grands dont l’intelligence s’est éteinte, il s’occupa à cette distraction enfantine.
Comme un enfant il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n’avaient aucun sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de rire sans expression.
D’autres fois, il paraissait lui faire des confidences importantes, il la prenait à témoin des malheurs imaginaires, et il se lamentait doucement, avec de petits sanglots convulsifs. Et c’était infiniment triste. Ce jeu dura des heures sans qu’il parût se lasser; il n’avait plus conscience du temps.
La porte s’ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche d’eau. Mais sans doute craignait-on un retour d’intelligence, une crise de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à la main.
Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu’il aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son bras replié – le geste d’un enfant qui veut se garer de la taloche – il hoqueta d’une voix suppliante:
– Ne… me… battez pas!… Ne me battez pas!
Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet.
– Grâce! gémit Pardaillan, sans chercher d’ailleurs à éviter le coup.
Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura:
– Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d’un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c’est un enfant inoffensif.
Et il sortit.
Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s’était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.
Deux fois le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions. Chaque fois la même scène se produisit. La troisième fois, le moine était accompagné d’Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur enfantine.
– Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c’est toujours ainsi. Le sire de Pardaillan n’existe plus, c’est maintenant un enfant faible et peureux. De toutes les secousses qu’il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste plus qu’un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout. C’est miracle vraiment qu’il soit encore vivant.
– Je vois, dit paisiblement d’Espinosa. Je connaissais la puissance dévastatrice de votre poison. J’avoue cependant que je redoutais qu’il ne produisît pas tout l’effet désirable. C’est que le sujet sur lequel nous avions à l’appliquer était doué d’une constitution exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de vraiment remarquable.
Le moine s’inclina profondément sous le compliment et, avec la modestie d’un savant qui connaît toute la valeur de sa découverte:
– Oh! fit-il, le régime auquel on l’a soumis, les différentes épreuves par où on l’a fait passer ont puissamment aidé à le mettre dans l’état où vous le voyez.
Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage enfoui dans ses bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient devant lui comme s’il n’eût pas existé.
– Pour ce que j’ai à lui dire, reprit d’Espinosa, après un silence passé à considérer froidement le prisonnier de l’Inquisition, j’ai besoin qu’il retrouve un moment l’intelligence nécessaire pour me comprendre.
– J’étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j’ai apporté ce qu’il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l’effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d’une demi-heure.
– C’est plus qu’il n’en faut pour ce que j’ai à lui dire.
Le moine, sans s’attarder davantage, s’approcha du prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter l’approche de celui qui l’effrayait à ce point.
Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d’Espinosa l’arrêta en disant: