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VIII LE CHICO REJOINT PARDAILLAN

La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo qui avait succédé à Barba-Roja – sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il – et nous suivrons le chevalier de Pardaillan.

Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption autour de la piste, comme de nos jours.

Plus que de nos jours ce couloir était occupé par la suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule d’aides et d’ouvriers.

Ceci était juste et légitime et, si nombreux que fût le personnel, s’il n’y avait eu que lui la circulation eût été assez aisée. Mais il y avait la multitude des gentilshommes désireux, comme toujours, de venir parader là où ils pouvaient être le plus encombrants.

Il y avait de plus la ruée de tous ceux que l’intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s’étaient précipités dans le couloir qui les rapprochait du lieu de la lutte même.

Ce couloir faisait partie, en quelque sorte, des coulisses de l’arène et, de tout temps, les coulisses ont exercé un attrait spécial sur les oisifs. Celui-ci, littéralement pris d’assaut par une multitude qui voulait être le plus près possible de la piste, était devenu impraticable ou à peu près.

La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et s’écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu’il cherchait, c’est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant sa cape d’une main, son épée de l’autre, et, qui paraissait tout haletant comme à la suite d’un grand effort longtemps soutenu.

Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette avec tout le soin minutieux qu’on apportait à cette opération jugée alors très importante, don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l’accident survenu à Barba-Roja.

Bien qu’il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps d’achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en courant, tel fut son premier mouvement.

Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant l’attention du taureau vers lui.

Mais il avait compté sans l’encombrement que nous avons signalé. Traverser une telle cohue n’allait pas tout seul. Il ne pouvait avancer que lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité.

Étroitement pressé dans la cohue, qu’il s’efforçait vainement de traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme français.

On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s’y tromper. Pardaillan, seul, était capable d’un trait de bravoure et de générosité pareil. S’il s’était élancé, sans hésiter, pour apporter son aide à un ennemi, on conçoit les efforts désespérés qu’il fit pour voler au secours d’un ami qui lui était très cher. Pour lui, comme pour l’immense majorité des assistants, la mort du téméraire était à peu près certaine.

Rien n’est plus féroce qu’une foule de badauds qui veulent voir, surtout lorsqu’ils ne peuvent arriver à satisfaire leur curiosité. La foule des inutiles qui encombrait le couloir, où ils n’avaient que faire, se chargea de lui démontrer péremptoirement la véracité de ce que nous avançons.

Il eut beau se nommer, crier son intention de courir sus au taureau, jouer des coudes, frapper furieusement à droite et à gauche, on lui opposait une inertie souriante. On murmurait: «Le Torero! ah! le Torero!» mais on ne lui cédait pas un pouce du terrain.

C’est ainsi, pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par l’angoisse, qu’il dut, en se rongeant les poings de désespoir, se contenter d’écouter le récit du combat fait à voix haute, par ceux qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne voyaient pas, mais restaient enracinés à leur place, ce qui leur permettrait de dire plus tard:

– J’étais là. J’ai tout vu et tout entendu!

La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer d’inquiétude. Il savait, en effet, que dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs électrisés acclamaient impartialement aussi bien la bête que l’homme, lorsqu’un coup excitait leur admiration.

Heureusement les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu d’espoir. Il n’eut qu’à prêter l’oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:

– Le taureau s’est écroulé comme une masse! – Un coup, un seul coup lui a suffi, señor! – Et avec une méchante petite dague! – Splendide! Merveilleux! – Voilà un homme! – Quel dommage qu’il ne soit pas Espagnol! – Le plus admirable, c’est que c’est le même gentilhomme qui a, l’autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba-Roja, qui joue de malheur décidément! – Quoi, le même? – C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, señor. L’autre jour il corrige Barba-Roja, aujourd’hui il s’expose bravement pour le secourir. C’est noble, généreux! – Mais alors c’est le même qui, à ce qu’on dit, a osé parler à notre sire le roi, comme nous ne parlerions pas à un valet de chenil! – C’est lui, certainement! – Le même qui inspire une telle frayeur à Mgr d’Espinosa qu’il en perd le sommeil, à ce qu’on prétend! – Pas possible! Le grand inquisiteur? – Lui-même.

Et patati et patata.

En moins d’une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci ne lui en avait dit depuis qu’il le connaissait.

Malgré tout il n’était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la foule, s’écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face avec celui qu’il s’était vainement efforcé de secourir.

– Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous ainsi, demi-nu?

Tout heureux de le retrouver sans l’apparence d’une blessure, le Torero s’écria en désignant de la main la foule qui les entourait:

– Je voulais pénétrer dans la piste, mais j’ai été pris au milieu de cette presse, et malgré tous mes efforts, je n’ai pu me dégager à temps.

Pardaillan jeta un coup d’œil sur la masse de curieux qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.

– Il est de fait, dit-il, que l’entreprise n’était pas aisée au milieu d’une cohue pareille.

Puis il se retourna, et voyant que derrière lui la voie était dégagée:

– Mais, reprit-il avec flegme, vous pouvez passer maintenant. Le chemin est libre.

Quelque peu déconcerté, le Torero demanda:

– Pourquoi faire?

Et Pardaillan, de son air le plus naïf, de répondre:

– Ne m’avez-vous pas dit que vous vous rendiez sur la piste? Je vous dis que le chemin est libre.

De plus en plus étonné, le Torero répéta:

– Pourquoi faire, puisque c’est pour vous que j’y allais?

En tortillant sa moustache d’un geste machinal, Pardaillan jeta un coup d’œil sur la tenue sommaire du Torero, reporta ce coup d’œil sur l’épée nue qu’il tenait à la main, et de l’épée remonta à son visage, sur lequel, à travers l’étonnement qu’il exprimait en ce moment, il sut trouver la trace des émotions violentes qu’il venait d’éprouver…

Tous ces détails, rapidement observés, amenèrent sur ses lèvres un sourire attendri. Et prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement:

– Puisque c’est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d’aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n’aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi autant d’indiscrets personnages.

Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid qui lui était particulier quand l’impatience commençait à le gagner, souligné par un coup d’œil impérieux, fit s’écarter vivement les plus pressants.

Lorsqu’ils se trouvèrent sous la tente:

– Ah! chevalier, s’écria le Torero encore ému, quelle imprudence!… Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon existence!

Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.

– Moi! s’écria-t-il; et comment cela?

– Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l’avez fait, au devant d’un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l’a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main! Savez-vous que c’est miracle vraiment que vous soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne pas en revenir?

– Toutes moins une, fit paisiblement Pardaillan. C’est précisément cette une qui m’a tiré d’affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa vie. Et c’est grâce à vous, du reste.

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