Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la loge royale, un incident que nous devons relater ici.
Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom serait admise séance tenante en sa présence.
Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment d’entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière s’était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme la princesse Fausta.
Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, indiqué d’un coup d’œil discret le roi, qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.
Fausta, comprenant la signification de ce coup d’œil, dit simplement:
– Parlez, comte, Sa Majesté le permet.
Le courrier s’inclina profondément devant le roi et dit:
– Madame, j’arrive de Rome à franc étrier.
D’Espinosa et Philippe II dressèrent l’oreille.
– Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.
– Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui Fausta venait de donner le titre de comte.
Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l’effet d’un coup de foudre.
Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit. Elle ne s’attendait évidemment pas à semblable annonce.
Le roi sursauta et dit vivement:
– Vous dites, monsieur?
– Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte Quint n’est plus, répéta le comte en s’inclinant.
– Et je ne suis pas encore avisé! gronda d’Espinosa.
Le roi approuva l’exclamation de son ministre d’un signe de tête qui n’annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu’il fût. En même temps, il foudroyait du regard le grand inquisiteur, qui ne sourcilla pas.
Fausta sourit imperceptiblement.
– Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.
– C’est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n’est pas faite par des prêtres.
– Ce qui veut dire?… gronda Philippe.
– Ce qui veut dire que si les hommes d’Église sont supérieurs en tout ce qui concerne l’élaboration d’un plan, la mise à exécution d’une intrigue bien ourdie, on ne saurait attendre d’eux l’effort physique que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra pas un écuyer consommé.
– C’est juste, dit le roi radouci.
– Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à l’amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait toute la diligence qu’il était permis d’attendre de lui. Dans quelques heures il sera ici.
– Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père?
On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort Sixte Quint. Sixte Quint, c’était un ennemi qui s’en allait. Et quel ennemi!
L’essentiel pour lui était d’être délivré du vieux et terrible jouteur. Peu lui importait comment. Ce qui lui importait, c’était de savoir qui pouvait être appelé à lui succéder.
Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié? Voilà ce qui était important. Voilà pourquoi le roi posait sa question.
Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible qu’il avait donné un effort surhumain et qu’il ne se tenait debout que par un prodige de volonté.
À la question du roi; il répondit:
– On parle de S. Ém. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.
– Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.
– On parle du cardinal de Santi-Quatro, Jean Fachinetti.
Le roi fit une moue significative.
– On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.
La moue du roi s’accentua.
– Mais l’élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.
– Ah! fit le roi d’un air rêveur, en remerciant d’un signe de tête.
– Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez besoin.
Le comte accueillit l’invitation avec une satisfaction visible et ne se la fit pas renouveler.
– Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l’élection du pape futur, n’est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier fut sorti.
– Il l’est, dit Fausta avec un sourire énigmatique.
– Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?
– Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.
– Ne vous ont-ils pas suivie ici?
– Je crois que oui, sire.
Le roi ne dit plus, rien, mais son œil se posa un instant sur celui d’Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête.
Fausta surprit le coup d’œil de l’un et le signe d’intelligence de l’autre. Elle comprit et elle, pensa:
«D’Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d’amour commençaient à me gêner plus que je n’aurais voulu.»
Et sa pensée se reportant sur Sixte Quint qui n’était plus:
«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l’œuvre gigantesque? À présent que Sixte Quint n’est plus, qui donc serait de force à me résister?»
Et son œil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir profondément:
«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini… momentanément. Ce que j’entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance à ce que j’avais rêvé. Et qui sait si je n’arriverai pas ainsi plus sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En cas d’adversité je puis me retirer en Italie, j’y serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans crainte d’attirer sur lui l’attention mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que j’avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n’est plus. Mon fils, du moins, sera riche.»
Et avec une sorte d’étonnement:
«D’où vient que je me sens prise de l’impérieux désir de revoir l’innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l’abri de tout danger?… Allons, le sort en est jeté. Que d’Espinosa envoie Montalte et Sfondrato à Rome, intriguer en vue de l’élection d’un pape qui sera favorable à sa politique; moi, je reste ici, et d’ici j’arriverai sûrement là-bas.»
À l’instant précis où elle prenait cette résolution, d’Espinosa disait:
– Et vous, madame, que comptez-vous faire?
Si haut placé que fût d’Espinosa, prince de l’Église, grand inquisiteur d’Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de l’interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à son tour:
– À quel sujet?
D’Espinosa n’était pas homme à se déconcerter pour si peu. Sans rien perdre de son calme imperturbable, comme s’il n’avait pas senti l’irritation contenue, il répondit:
– Au sujet de la succession du pape Sixte V.
– Eh! dit Fausta d’un air souverainement détaché, en quoi cette succession peut-elle m’intéresser, mon Dieu?
D’Espinosa posa sur elle son œil lumineux, et lentement, avec une insistance lourde de menaces:
– N’avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l’insuccès vous a valu une condamnation à mort? N’avez-vous pas, durant de longs mois, été la prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l’occasion propice et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés?
– Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n’existent plus dans mon esprit. J’y renonce librement. Le successeur de Sixte, quel qu’il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.