Lorsque Pardaillan s’assit au premier rang des gradins, à la place que d’Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes sonnèrent.
C’était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de commencer.
Barba-Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque dont nous n’avons pas à nous occuper; le troisième au Torero.
Barba-Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d’une dizaine d’hommes à lui, chargés de le seconder dans sa lutte.
La piste était en outre envahie par une foule de gentilshommes qui n’y avaient que faire, mais éprouvaient l’impérieux besoin de venir parader là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et les gradins. Tout ce monde papillonnait, papotait, tournait, virait, riait haut, s’efforçait par tous les moyens d’attirer l’attention sur lui, s’efforçait surtout, ne fût-ce qu’un centième de seconde, d’attirer l’attention du roi, toujours glacial dans sa pose ennuyée.
Nécessairement, on entourait et complimentait Barba-Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du toril par où devait pénétrer la bête qu’il allait combattre.
En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des areneros de Barba-Roja, il y avait tout un peuple d’ouvriers chargés de l’entretien de la piste, d’enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, de l’ouverture et de la fermeture des portes, enfin de mille et un petits travaux accessoires dont la nécessité urgente se révélait à la dernière minute. Tout ce monde de travailleurs était naturellement fort bousculé et fort gêné par la présence de ces importuns gentilshommes, qui, d’ailleurs, n’en avaient cure.
Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale qui excita au plus haut point l’hilarité des milliers de spectateurs et eut l’insigne honneur d’arracher un mince sourire à Sa Majesté.
On savait que l’entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête. Aussi fallait-il voir comme les nobles seigneurs, confondus avec la tourbe des manants, jouaient prestement des jambes, tournaient le dos à la porte du toril, se ruaient vers les barrières et les escaladaient avec une précipitation qui dénotait une frayeur intense. Il fallait entendre les lazzi, les quolibets, les encouragements ironiques, voir les huées de la foule mise en liesse par ces fuites éperdues.
Ce bref intermède, c’était la comédie préludant au drame.
Les derniers fuyards n’avaient pas encore franchi la barrière protectrice, les hommes de Barba-Roja, qui devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son cheval, que déjà le taureau faisait son entrée.
C’était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de force et de noblesse impressionnantes.
En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans l’obscurité, il s’arrêta tout d’abord, comme ébloui par l’aveuglante lumière d’un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le surprendre et le déconcerter.
Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba-Roja devait s’emparer pour être proclamé vainqueur; à moins qu’il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise à mort par l’un de ses hommes et par n’importe quel moyen.
Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s’il eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis son œil de feu parcourut la piste. Tout de suite, à l’autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, attendant qu’il se décidât à prendre l’offensive.
Dès qu’il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.
C’était ce qu’attendait l’armure vivante, qui partit à fond de train, la lance en arrêt.
Et tandis que l’homme et la bête, rués en une course échevelée fonçaient droit l’un sur l’autre, un silence de mort plana sur la foule angoissée.
Le choc fut épouvantablement terrible.
De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.
Barba-Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu’il tournait son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide ses jambes de devant.
Un instant on put craindre qu’il ne tombât à la renverse, écrasant son cavalier dans sa chute.
Pendant ce temps, les aides de Barba-Roja, se glissant derrière la bête, s’efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d’un croissant. C’est ce que l’on appelait la media-luna.
Tout à coup, sans qu’on pût savoir par suite de quelle manœuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, comme s’il eût voulu la franchir, tandis que le taureau poursuivait sa course en sens contraire.
Alors ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba-Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du taureau qui courait droit devant lui.
Cependant, ne rencontrant pas d’obstacles, ne voyant personne devant elle, la bête s’arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n’était pas grave; elle avait eu le don de l’exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était visible – toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très compréhensible – qu’elle ferait payer cher le mal qu’on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle s’était arrêtée et attendit, en jetant autour d’elle des regards sanglants.
Dans sa pose très fière, dans sa manière de chercher autour d’elle, on pouvait deviner l’étonnement que lui causait la disparition, inexplicable pour elle, de l’ennemi qu’elle croyait cependant bien tenir au bout de ses cornes. Il y avait aussi la honte d’avoir été bafouée, la douleur d’avoir été frappée.
Étant données les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout qu’elle se tenait sur ses gardes, maintenant il était clair que la deuxième passe serait plus terrible que la première.
Barba-Roja avait poussé jusqu’à la barrière. Arrivé là, il s’arrêta net et il fit face à l’ennemi. Il attendit un instant très court, et voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas disposé à l’attaque, il mit son cheval au pas et s’en fut à sa rencontre en le provoquant, en l’insultant, comme s’il eût été à même de le comprendre.
– Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!… Attends un peu, je vais à toi, et gare le fouet!
Le taureau agitait son énorme tête comme pour dire:
– Non! Tu m’as joué une fois… c’est une de trop.
Mais, sournoisement, il épiait les moindres gestes de l’homme qui avançait lentement, prêt à saisir au bond l’occasion propice.
Au fur et à mesure qu’il approchait de l’animal, l’homme accélérait son allure et redoublait d’injures vociférées d’une voix de stentor. C’était d’ailleurs dans les mœurs de l’époque. Dans un combat, les adversaires ne se contentaient pas de se porter des coups furieux. Par-dessus le marché, ils se jetaient à la tête toutes les invectives d’un répertoire truculent et varié, auprès duquel celui de nos actuelles poissardes, qui passe pourtant pour être joliment fleuri, paraîtrait singulièrement fade.
Naturellement, et pour cause, le taureau n’avait garde de répondre.
Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour l’homme et criaient:
– Taureau poltron! Va le chercher, Barba-Roja! Tire-lui les oreilles! Donne-le à tes chiens!
D’autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:
– Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu n’oseras pas y aller!
D’autres, enfin, se chargeaient d’avertir charitablement Barba-Roja et lui criaient:
– Méfie-toi, Barba-Roja! Le toro médite un mauvais coup! C’est un sournois, ouvre l’œil!
Et Barba-Roja avançait toujours, s’efforçant de couvrir de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue, quoique ça, son dangereux adversaire, accélérant toujours son allure.