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Quand le taureau vit l’homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses jarrets d’acier, d’un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.

Contre toute attente, il n’y eut pas collision.

Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté opposé.

Barba-Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manœuvre était audacieuse. Pour la tenter il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué d’un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture fût douée d’une souplesse et d’une vigueur peu communes. Accomplie avec une précision admirable, elle eut un succès complet.

Si le taureau avait chargé avec l’intention manifeste de tuer, il n’en était pas de même du cavalier, qui ne visait qu’à enlever le flot de rubans.

Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, soit – plutôt – chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement et, en s’éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de soie dont la possession faisait de lui le vainqueur de cette course.

Et la foule des spectateurs, – électrisée par ce coup d’audace, magistralement réussi, salua la victoire de l’homme par des vivats joyeux, et c’était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, et pour se risquer à l’essayer, il fallait être doué d’un courage à toute épreuve.

Mais Barba-Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le chevalier de Pardaillan, il avait à se faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n’avait pas hésité à s’exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement récompensée par le succès d’abord, ensuite par le roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à voix haute.

Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer de la lice. C’était son droit, et le rigoriste le plus intransigeant sur le point d’honneur alors en usage n’eût pu trouver à redire. Mais grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus et mieux, et malgré qu’il eût senti son bras faiblir lors de son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte jusqu’au bout et d’abattre son taureau.

C’était d’une témérité folle. Tout ce qu’il venait d’accomplir pouvait être considéré comme jeu d’enfant à côté de ce qu’il entreprenait. Ce fut l’impression qu’eurent tous les spectateurs en voyant qu’il se disposait à poursuivre la course.

Ce fut aussi l’impression de Fausta qui fronça les sourcils et jeta un coup d’œil inquiet du côté de la Giralda, en murmurant:

– Ce niais de Barba-Roja oublie la bohémienne et s’avise de faire le bravache devant la cour, quand j’ai besoin de lui. Heureusement que mes précautions sont bien prises!

En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe il avait compris qu’il s’était trompé, et, si extravagant que cela puisse paraître, il avait apporté plus de circonspection, mis plus de méthode dans son jeu.

Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour lui. Il la notait soigneusement, et on pouvait être sûr qu’il ne recommencerait pas les mêmes fautes, si le cavalier, ne trouvant pas de ruses nouvelles, s’avisait de renouveler les précédentes.

Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là. L’homme, inconsciemment, faisait son éducation guerrière et la bête en profitait admirablement.

Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en face de Pardaillan. C’est là que le taureau avait éprouvé sa première déception, là qu’il avait été frappé par le fer de la lance, là qu’il revenait toujours. C’était ce qu’en argot tauromachique on appelle une querencia. Le déloger du refuge qu’il s’était choisi devenait terriblement dangereux.

Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le trophée conquis, les aides de Barba-Roja s’efforçaient de détourner de lui l’attention de l’animal.

Mais le taureau semblait avoir compris que son véritable ennemi c’était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. Et ce qu’il guignait le plus, dans cette masse, c’était cette autre masse, plus petite, qui s’agitait sur l’autre. C’était de là qu’était parti le coup qui l’avait meurtri. C’était cela qu’il voulait meurtrir à son tour.

Et comme il se méfiait maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu’il s’était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba-Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s’il eût voulu dire: c’est ici le champ de bataille que je choisis. C’est ici qu’il faudra me tuer, ou que je te tuerai.

Barba-Roja n’en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il s’affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur elle à toute vitesse.

Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son côté.

Maintenant, écoutez ceci: au moment d’atteindre le taureau, l’homme faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux fois de suite Barba-Roja avait exécuté cette manœuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé par le chemin que l’homme lui indiquait.

Or, le taureau avait appris la manœuvre.

Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant on ne pouvait plus la lui faire.

Donc le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait. Seulement, à l’instant précis où le cavalier changeait la direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi, et brusquement il tourna à droite.

Le résultat de cette manœuvre imprévue de la bête fut épouvantable.

Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.

Le cavalier, qui s’arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu’il voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit l’équilibre, la violence du choc l’arracha de la selle et, passant par dessus l’encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s’aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, évanoui peut-être.

Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs haletants.

Cependant le taureau s’acharnait sur le cheval. Les aides de Barba-Roja se partageaient la besogne, et tandis que les uns s’élançaient au secours du maître, les autres s’efforçaient de détourner de lui l’attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.

Relever un homme du poids de Barba-Roja n’était pas besogne si facile, d’autant que le poids du colosse s’augmentait de celui de l’armure. On en fût cependant venu à bout s’il avait aidé lui-même ceux qui se dévouaient pour lui. Mais le malheureux Barba-Roja, fortement ébranlé dans sa carapace de fer, était réellement évanoui et ne pouvait par conséquent s’aider en rien.

Il fallut donc renoncer à le relever et s’occuper incontinent de le transporter hors de la piste. La barrière n’était pas loin, heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés par l’évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l’autre côté de l’abri, si le taureau n’avait eu une idée bien arrêtée et n’eût poursuivi l’exécution de cette idée avec une ténacité déconcertante.

Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à celle qui l’avait frappé.

Voici qui le prouve:

Le taureau avait atteint le cheval. Sans s’occuper de ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l’éloigner de la monture, il s’acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait donner une idée.

Mais, tout en frappant et en broyant une partie de masse qui l’avait bafoué, c’est-à-dire le cheval, il n’oubliait pas l’autre partie qui l’avait blessé, c’est-à-dire l’homme étendu sur le sable.

Quand le cheval ne fut qu’une masse de chairs pantelantes encore, il le lâcha et se retourna vers l’endroit où était tombé l’homme.

Et ce qui prouve bien qu’il suivait son idée de vengeance et la mettait à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c’est que toutes les tentatives des aides de Barba-Roja pour le détourner échouèrent piteusement.

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