Литмир - Электронная Библиотека

XII L’ÉPÉE DE PARDAILLAN

Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait échoué dans sa tentative d’assassinat sur la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels déchirements intérieurs Bussi, qui était brave, s’était abaissé à cette besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence de langage qu’il n’eût, certes, pas tolérée chez un autre.

Bussi-Leclerc, voyant Pardaillan, l’épée à la main, s’avancer menaçant sur lui, avait cru qu’il allait être encore une fois désarmé, et dans un geste de folie, il avait jeté son épée loin de lui, pour s’éviter cette humiliation, qui avait le don de lui faire perdre la tête.

Fuyant la voix, plus attristée qu’indignée du chevalier qui lui disait, suprême honte: «Je vous fais grâce!» Bussi-Leclerc était rentré chez lui en courant et s’était enfermé à double tour, comme s’il eût craint qu’on ne devinât son déshonneur, rien qu’en le voyant.

Car le spadassin qui avait fait triompher tout ce qui, dans Paris, savait manier une épée, s’était sincèrement cru déshonoré le jour où Pardaillan lui avait, comme en se jouant, fait sauter des mains son épée, jusqu’à ce jour invincible.

Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi pouvait seule laver son déshonneur. Et par une subtilité au moins bizarre, ne pouvant l’atteindre en combat loyal, il s’était résigné à l’assassinat.

On a vu comment l’aventure s’était terminée. Bussi-Leclerc écumant, pleurant des larmes de honte et de rage impuissante, Bussi-Leclerc tournant comme un fauve en cage à grands pas furieux dans la solitude de la chambre où il s’était enfermé, n’était pas encore revenu de la stupéfiante mésaventure dont il avait été le triste héros.

Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit, Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours dans sa chambre, à ramasser sans trêve son humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus violentes et les plus variées.

Lorsque le jour se leva il avait enfin pris une résolution qu’il traduisit à haute voix en grognant d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:

– Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé par tous les suppôts d’enfer, d’où il est certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu’il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n’aurais pas le front de me montrer dans la rue, puisqu’il en est ainsi et non autrement et que je n’y puis rien, il ne me reste plus qu’un moyen de laver mon honneur: c’est de mourir moi-même. Et puisque l’infernal Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n’ai plus qu’à me tuer moi-même. Ainsi ne pourra-t-on plus se gausser de moi.

Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l’eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parût la plus propre à réhabiliter sa mémoire.

La rédaction de ce factum l’amena sans qu’il s’en aperçût jusque vers une heure de l’après-midi.

Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n’avoir rien oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la place du cœur, et prit son élan pour s’enferrer convenablement.

Au moment précis où il allait accomplir l’irréparable geste, on frappa violemment à sa porte.

Bussi-Leclerc était bien résolu à en finir. Néanmoins, la surprise l’empêcha d’achever le geste mortel.

– Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j’y suis. C’est l’un quelconque des trois mignons que j’ai placés chez Fausta. Peut-être tous les trois. Ils ont été témoins de ma mésaventure, et sans doute ils viennent s’apitoyer hypocritement sur mon sort. Serviteur, messieurs, je n’ouvre pas.

Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la porte:

– Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Vous êtes là, pourtant? Ouvrez, que diantre! De la part de la princesse Fausta!

– Tiens! pensa Bussi, ce n’est pas la voix de Montsery, ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.

Et tout rêveur, mais sans bouger encore:

– Fausta!…

L’inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme étourdissant en criant à tue-tête:

– Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.

– Au fait, songea Bussi, qu’est-ce que je risque? Ce braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu’il vient d’interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.

Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.

Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux? C’est ce que nous apprendrons sans doute par la suite.

Il faut bien croire cependant que ce que l’ancien bachelier dit au spadassin était de nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à la corrida royale.

Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu’à l’assassinat, commença par se fâcher tout rouge, allant jusqu’à menacer Centurion de le jeter par la fenêtre pour le châtier de l’audace qu’il avait de lui faire des propositions qu’il jugeait injurieuses et indignes d’un gentilhomme.

Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots qui convainquent, ou que la haine aveuglait l’ancien gouverneur de la Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car après s’être indigné, après avoir menacé, après s’être gratifié soi-même des plus sanglantes injures, ils finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.

Donc, sans doute comme suite à l’entretien mystérieux que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de la plaza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d’une compagnie de soldats espagnols, comme l’avait fort bien remarqué le chevalier.

Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant l’ancien maître d’armes du coin de l’œil.

Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l’intention manifeste de lui barrer la route.

Il faut dire qu’il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient se guider sur lui, comme s’il eût été réellement leur chef.

En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin sans hésitation, d’autant plus que les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour conseiller la prudence, même à Pardaillan.

Mais, en l’occurrence, il se trouvait en présence d’un homme qui le haïssait de haine mortelle, bien que lui-même n’éprouvât aucun sentiment semblable à son égard.

Il se trouvait en présence d’un ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites qu’il savait être très douloureuses pour l’amour-propre du bretteur réputé.

Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi avait, jusqu’à un certain point, le droit de chercher à prendre sa revanche et que lui, Pardaillan, n’avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.

Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu’il lui criait d’un ton provocant:

– Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J’ai deux mots à vous dire.

Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.

Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus d’importance encore que tout le reste: c’est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d’une troupe d’une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté – le mot était dans son esprit – dont il était incapable.

Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l’esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de l’avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable d’une félonie.

Toutes ces raisons réunies firent qu’au lieu de suivre les défenseurs du Torero, comme il eût peut-être fait en un autre moment, il s’immobilisa aussitôt, et glacial, hérissé, d’autant plus furieux intérieurement que, du coin de l’œil, il remarquait qu’une autre compagnie, surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l’autre côté de la barrière, et sans se soucier de ce qui se passait autour d’elle, sur la piste, semblait n’avoir d’autre objectif que de le garder, lui, Pardaillan. Par cette manœuvre imprévue, il se trouvait pris entre deux troupes d’égale force.

49
{"b":"88652","o":1}