Pardaillan eut l’intuition instantanée qu’il était tombé dans un traquenard d’où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins d’un miracle.
Mais tout en se rendant compte de l’effroyable danger qu’il courait, tout en s’invectivant copieusement, selon son habitude, et en se traitant de fanfaron et de bravache, allant, dans sa fureur, jusqu’à s’adresser lui-même ce nom de Don Quichotte que lui prodiguait habituellement son ami M. de Cervantès, il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la provocation qu’il devinait imminente.
À l’appel de Bussi-Leclerc, d’une voix éclatante qui domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui chez lui dénotait une puissante émotion, il répondit:
– Eh! mais… je ne me trompe pas! C’est M. Leclerc! Leclerc qui se prétend un maître en fait d’armes et qui est moins qu’un méchant prévôt… un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d’Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en l’accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire de Bussi, s’il était encore de ce monde.
En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa tentative d’assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s’attendait certes à être accueilli par une bordée d’injures comme on savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance sans bornes.
Comme il importait à la bonne exécution de la tâche qu’il s’était donnée de garder tout son sang-froid, il s’était bien promis d’écouter, sinon avec un calme réel, du moins avec une indifférence apparente, toutes les aménités de ce genre dont il plairait à son ennemi de le gratifier.
Tout de même, il ne s’attendait pas à être touché aussi profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu’il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible, jusqu’à sa première rencontre avec Pardaillan, sa réputation de brave des braves, consacrée par ce nom de Bussi, généralement accepté, et qu’il avait fini par considérer comme le sien.
Fidèle à la promesse qu’il s’était faite à lui-même, il accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu’il croyait dédaigneux et qui n’était qu’une grimace. Il souriait, mais il était livide. Son amour-propre saignait à vif, et il se meurtrissait la poitrine de ses ongles pour s’obliger à garder une apparence de calme et de dédain.
Mais la colère grondait en lui et il attendait l’heure de la revanche avec une impatience fiévreuse.
Cependant l’apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta de grincer:
– C’est moi, oui!
– Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m’assassiner? Car c’est un fait étrange vraiment que lorsque, par aventure, vous n’êtes pas désarmé par votre adversaire, vous éprouvez le besoin de vous désarmer vous-même.
Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les sarcasmes dont l’accablait celui qu’il eût voulu poignarder à l’instant même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et la faisant siffler il hurla, les yeux hors de l’orbite:
– Misérable fanfaron!
Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua:
– Vous m’avez demandé, je crois, où je courais tout à l’heure… Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que si j’avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant mon épée, il m’aurait fallu, non pas courir, mais voler, plus rapide que le tourbillon. Par Pilate! quand vous fuyez, vous avez, tel le Mercure de la mythologie, des ailes aux talons, mon maître. Et j’y songe maintenant, vous vous croyez un maître et vous l’êtes en effet: un maître fuyard. Jean Leclerc, vous êtes un maître fuyard, un maître poltron.
Tout ceci n’empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l’œil le mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.
En effet, cependant que Bussi-Leclerc s’efforçait de faire bonne contenance sous les douloureux coups d’épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s’il n’était venu là que pour détourner son attention en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.
Il en sortait de partout. C’était à se demander où ils s’étaient terrés jusque-là. Et ici, nous sommes obligés de faire une description sommaire des lieux.
Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d’une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c’était la piste. En face de lui, c’était le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.
– En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l’endroit réservé au populaire. Derrière lui, c’était toujours le même couloir, ayant en bordure des gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin à sa droite il y avait un large couloir aboutissant à l’endroit où se dressaient les tentes des champions.
Or, tandis qu’il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues se joindre à la première et s’étaient placées là en masses profondes…
Environ quatre cents hommes se trouvaient là. Quatre cents hommes qui, l’épée ou l’arquebuse à la main, attendaient impassibles, sans s’occuper de ce qui se passait autour d’eux, quatre cents hommes qui semblaient être placés là uniquement pour lui et semblaient dire: «Tu ne passeras pas par là.»
Et de fait, un boulet seul eût pu traverser les dix ou douze rangs de profondeur qu’avait cette agglomération de forces fantastique, si l’on songe qu’elle ne visait qu’un homme, seul, armé seulement de son épée.
Devant lui, derrière lui, dans cette espèce de boyau qu’était le couloir circulaire, c’était un grouillement fantastique d’hommes d’armes.
Bien qu’ils fussent moins nombreux là que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer, s’étendaient en profondeur.
Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan.
Enfin, à sa droite où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez d’espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites qui eussent pu, à la rigueur, faciliter cette retraite, de ce côté-là, on n’eût pas trouvé un espace long d’une toise qui ne fût occupé. Et là, comme sur la piste, comme dans le couloir, pas un homme isolé. Partout des masses compactes.
Cet envahissement s’était effectué avec une rapidité foudroyante. Ces troupes, longtemps et habilement dissimulées, ayant des instructions claires, données d’avance, avaient manœuvré avec un ordre et une précision parfaits.
En moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’expliquer, l’encernement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de près d’un millier de soldats.
Il avait fort bien observé le mouvement, et si Bussi-Leclerc ne s’était placé d’un air provocant sur sa route, il est à présumer qu’il ne se fût pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la manœuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée.
Et c’était là une invention de Fausta qui s’était dit que le meilleur moyen de l’immobiliser, de l’amener en quelque sorte à se livrer lui-même, c’était de le placer dans la nécessité de choisir entre se faire prendre ou paraître fuir.
Ah! comme elle le connaissait bien! Comme elle savait que son choix serait vite fait! C’est ce qu’il avait fallu faire comprendre et accepter à Bussi-Leclerc qui, maintenant que les prévisions de Fausta se réalisaient, ne regrettait plus d’avoir eu à supporter les sarcasmes de celui qu’il haïssait.
Pardaillan, donc, dès l’instant où Bussi l’interpella, résolut de lui tenir tête, quoi qu’il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous l’avons dit, directement menacé. L’eût-il cru que sa résolution n’eût pas varié.
Il pensait toujours que tous ces soldats étaient mis sur pied en prévision des événements que l’arrestation du Torero devait faire surgir. Mais comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas longtemps à comprendre que c’était à lui qu’on en voulait.
Jamais il ne s’était trouvé en une passe aussi critique, et en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle qu’elle était, avec ce sang-froid qui ne l’abandonnait pas, malgré qu’il sentit le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait: