Литмир - Электронная Библиотека

XXIII L’ÉCHAPPÉ DE L’ENFER

Le premier soin de Juana, en arrivant à l’hôtellerie, fut, naturellement, de faire appeler un médecin.

Pardaillan, bien qu’il fût à peu près sûr de ne pas s’être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux examen de la blessure, se fût prononcé.

Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur pied… C’était miracle qu’il n’eût pas été tué roide.

Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s’enveloppa dans son manteau et s’éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à marcher d’un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et avec un sourire terrible il murmura:

– À nous deux, Fausta!

Fausta, après l’arrestation de Pardaillan et l’enlèvement de don César, était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu’elle avait sur la place San Francisco.

Pardaillan aux mains de l’Inquisition, elle s’efforça de le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.

Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur les projets ambitieux qu’elle avait formés et qui avaient tous pour base son mariage avec le fils de don Carlos.

Les choses n’étaient peut-être pas au point où elle les eût voulues; mais, à tout prendre, elle n’avait pas lieu d’être mécontente.

Pardaillan n’était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran qui avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu’il fût, ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison à elle, chez des gens à elle.

En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s’étaient produits lors de l’arrestation projetée du Torero, en s’abstenant surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près certaine que d’Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché le prince.

Plus tard, dans quelques jours, lorsque l’oubli et la quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s’occuperait de son fils… le fils de Pardaillan.

Un seul point noir: d’Espinosa paraissait être admirablement renseigné au sujet de cette conspiration, dont le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était, elle, le chef occulte.

D’Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle, à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot et toutes les tentatives qu’elle avait faites pour amener le grand inquisiteur à dévoiler sa pensée étaient venues se briser devant le mutisme absolu de cet homme impénétrable.

Une chose aussi l’agaçait. Elle sentait planer autour d’elle et même chez elle une surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.

Un jour, elle avait eu la fantaisie d’aller faire un tour hors de la ville. À la porte de la Macarena, où le hasard l’avait conduite, sa litière fut arrêtée. Un officier vint la reconnaître et, sans s’opposer le moins du monde à sa sortie, en termes fort polis, déclara qu’il aurait l’honneur d’escorter Sa Seigneurie. Et aussitôt, dix hommes d’armes, bien montés, entourèrent la litière. Sans se départir de son calme habituel, Fausta fit remarquer qu’elle avait ses trois gentilshommes et que cette escorte lui suffisait. À quoi l’officier, toujours très poliment, fit observer que c’était l’ordre formel de S. M. le roi, qui tenait à honorer tout particulièrement Sa Seigneurie.

Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne l’inquiétait pas autrement. Elle savait que lorsqu’elle le voudrait elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d’Espinosa. Mais cela l’énervait. Et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son égard.

Tout ceci avait été cause que pendant les quinze jours qu’avait duré la détention de Pardaillan, elle s’était tenue sur une extrême réserve.

Tous les jours, elle allait voir d’Espinosa et s’informait de Pardaillan. D’Espinosa lui rendait compte de l’état du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.

Elle écoutait gravement, approuvait ou désapprouvait, donnait un conseil, soufflait une idée. Après quoi, pour clore l’entretien, elle s’informait immuablement de l’état de don Almaran.

La veille de ce jour, où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux griffes de Barba-Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. À ses questions, d’Espinosa, sur un ton étrange, avait répondu:

– Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.

– Dois-je comprendre qu’il est mort? avait demandé Fausta.

Et le grand inquisiteur, sans vouloir s’expliquer davantage, avait répété sa phrase:

– Ses tourments sont terminés.

En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement remis, il avait projeté d’aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où l’appelait il ne savait quelle affaire.

Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui appelait Barba-Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.

Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu Pardaillan s’éloigner en murmurant: «À nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l’a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.

Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement meublée, Fausta terminait un long entretien qu’elle venait d’avoir avec le Torero.

– Madame, disait le Torero d’une voix très triste, croyant m’amener à accepter vos propositions et levant certains scrupules que j’avais, vous avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer cette fatale vérité!… N’importe, le mal est fait, il n’y a plus à y revenir… Mais votre but n’est pas atteint. À quoi bon vous obstiner inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez souhaité. Je n’éprouve aucune jouissance malsaine à la pensée de dominer mes semblables et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi… pas autre chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que j’ai choisie. Celle-là n’a pas votre incomparable beauté, elle n’a ni titres ni richesses, elle n’a même pas un nom à elle… Mais je l’aime… et cela suffit.

– Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle déception, croyant m’adresser à des hommes, de ne rencontrer que des femmes… de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiments!… Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?…

– Eh! madame, ne faites pas fi du sentiment. Il nous aide diantrement à trouver la vie supportable.

Comme si elle n’avait pas entendu, Fausta continua:

– Ce Pardaillan que tu veux suivre, misérable insensé, ce Pardaillan, l’homme du sentiment par excellence, sais-tu seulement ce qu’il est devenu?

– Que voulez-vous dire? s’exclama le Torero qui ignorait l’arrestation du chevalier.

– Mort! dit Fausta d’une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la pernicieuse influence t’a soufflé ta stupide résistance. Mort fou… fou furieux… Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c’est moi, moi Fausta, qui l’ai acculé à la folie, moi qui l’ai précipité dans le néant.

– Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre…

D’un geste violent, Fausta l’interrompit.

– Tu m’écouteras jusqu’au bout, gronda-t-elle. Et n’oublie pas qu’au moindre geste que tu feras, tu tomberas pour ne plus te relever… Ces murs ont des yeux et des oreilles… et je suis bien gardée… César… puisque tu t’appelles César. Quant à ta bien-aimée… cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône que je t’offre… eh bien!… sache-le donc, misérable fou, elle est morte… morte, entends-tu?… morte déshonorée, salie par les baisers de Barba-Roja… Sois donc fidèle à son souvenir… Peut-être, toi aussi, à l’imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement fidèle au souvenir d’une morte… une morte souillée!

D’un bond le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et avec des yeux de dément, il lui cria dans la figure:

– Répétez, répétez ces infâmes paroles… et, j’en jure Dieu, votre dernière heure est venue… Vous ne pourrez plus jamais vous vanter d’avoir assassiné personne.

Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son étreinte. Seulement, la main libre alla fouiller dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.

99
{"b":"88652","o":1}