Le Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade.
Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. C’était, nous l’avons dit, le précurseur de ce qu’en langage tauromachique on appelle une muleta.
Quant à l’épée, dont, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais fait usage, malgré les apparences, c’était une arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers d’un des meilleurs armuriers de Tolède, qui en comptait quelques-uns assez réputés, comme on sait.
Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les quatre étaient près de la porte d’entrée, le Torero s’entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d’assister à la course à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.
Près de cette porte d’entrée, le couloir était encombré par une foule de gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la circonstance.
Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d’y être.
Le moment étant venu d’entrer en lice, le Torero serra la main du chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.
Dès qu’il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice s’empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu’ils se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée. Cette fuite précipitée se renouvelait invariablement au début de chaque course, et chaque fois elle avait le don d’exciter la même hilarité, de déchaîner les mêmes grosses plaisanteries.
Les courtisans, habitués de longue date à lire sur le visage du roi et à modeler leurs impressions sur les siennes, n’étaient nullement gênés par sa présence. Il n’en était pas de même chez les bourgeois et les hommes du peuple.
Ceux-là, amateurs passionnés de ce genre de spectacle, aimaient à manifester bruyamment leurs impressions et ils le faisaient avec une exubérance et un sans-gêne qui paraîtraient excessifs aux plus enthousiastes et aux plus bruyants amateurs de nos jours. Sur ceux-là cette présence pesait lourdement et les privait du meilleur de leur plaisir: celui de le crier à tout venant.
Il ne s’agissait pas, en effet, de commettre un impair qui pouvait avoir les conséquences les plus fâcheuses. Les espions de l’Inquisition pullulaient parmi cette masse énorme de gens endimanchés. On le savait. Un éclat de rire, une réflexion, une approbation ou une désapprobation tombant dans l’oreille d’un de ces espions, considéré par lui comme attentatoire: il n’en fallait pas davantage pour attirer sur son auteur les pires calamités.
Le moins qui pouvait lui arriver était d’aller méditer durant quelques mois dans les casas santas ou prisons de l’Inquisition, lesquelles regorgeaient toujours de monde. Aussi le peuple avait-il adopté d’instinct la tactique qui lui paraissait la plus simple et la meilleure: il attendait que les courtisans, généralement bien renseignés, lui indiquassent ce qu’il avait à faire sans crainte de froisser la susceptibilité royale. Selon que les courtisans applaudissaient ou restaient froids, selon qu’ils approuvaient ou huaient, le peuple faisait chorus, en exagérant, bien entendu.
Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l’arène, au lieu de l’accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l’exciter à bien combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, un silence mortel s’établit soudain.
Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole. C’était lui surtout que depuis de longues heures ils attendaient avec une impatience sans cesse grandissante.
Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout d’abord les rangs serrés du populaire. Puis l’amour du Torero fut le plus fort; puis l’indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d’un considérait comme un outrage dont il prenait sa part.
Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité d’une part, cette sorte d’irritation d’autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi qu’il en eût, cet accueil, auquel il n’était pas accoutumé, lui fut très pénible.
Comme s’il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s’éleva, timidement d’abord, puis se propagea, gagna de proche en proche, s’enfla, et finalement éclata en un tonnerre d’acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au silence dédaigneux des courtisans.
Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale et salua, d’un geste gracieux de son épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après quoi, il fit face au balcon royal et d’un geste large, un peu théâtral, d’un geste à la Pardaillan – qui amena un sourire d’approbation sur les lèvres de celui-ci – il salua le roi qui, rigide observateur des règles de la plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir. Ce qu’il fit avec d’autant plus de froideur qu’il avait été plus sensible à l’affront du Torero saluant la vile populace avant de le saluer, lui, le roi.
Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan qui, trouvant là l’occasion d’une de ces bravades dont il avait le secret, s’écria au milieu de l’attention générale:
– Bravo, don César!
Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un sourire significatif.
Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd’hui, avaient alors une importance considérable. Rien n’est plus fier et plus ombrageux qu’un gentilhomme espagnol.
Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le roi, c’était insulter toute la gentilhommerie. C’était un crime insupportable, dont la répression devait être immédiate.
Or, cet aventurier de Torero, qui n’avait même pas un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable aventurier s’était permis de vouloir humilier le roi. Cette tourbe de vils manants qui piétinaient, là-bas, sur la place, s’était permis d’appuyer et de souligner de ses bravos l’insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce Français – que faisait-il en Espagne, celui-là, de quoi se mêlait-il? – était venu à la rescousse.
Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait du sang! Les têtes s’échauffaient, les yeux fulguraient, les poings se crispaient sur les poignées des dagues et des épées, les lèvres frémissantes proféraient des menaces et des insultes. Si une diversion puissante ne se produisait à l’instant même, c’en était fait: les courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille s’engageait autrement que n’avait décidé d’Espinosa.
Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par sa seule présence.
À défaut d’autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à l’attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais si, sous ses haillons, sa joliesse naturelle et l’harmonie parfaite de ses formes de miniature forçaient l’attention au point qu’une artiste raffinée comme Fausta avait pu déclarer qu’il était beau, on imagine aisément l’effet qu’il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par l’éclat du somptueux costume qu’il portait avec cette élégance native et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être remarqué. Il le fut.
Il avait dit naïvement qu’il espérait faire honneur à son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d’emblée les faveurs d’un public railleur et sceptique qui n’appréciait réellement que la force et la bravoure.
Pour détourner l’orage prêt à éclater, il suffit qu’une voix, partie on ne sait d’où, criât: «Mais c’est El Chico!» Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de s’entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, se trouvèrent d’accord dans l’admiration.
L’incident du salut du Torero fut oublié. Le Torero lui-même se trouva, un instant, éclipsé par son page. Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d’homme, les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts. Et les nobles dames qui s’extasiaient n’étaient pas les dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les lèvres féminines était le même, répété par toutes les bouches: «Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!» encore, toujours.