Jamais le Chico n’avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout d’homme, et sur ce point il était, malgré ses vingt ans, un peu enfant. Faut-il lui jeter la pierre pour si peu?
S’il était ainsi, et non autrement, nous n’y sommes pour rien et c’est tant pis pour lui s’il perd dans l’esprit du lecteur.
Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant, dans son esprit une seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l’obstination d’une obsession:
«Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et entendre! Si elle pouvait comprendre enfin que je suis homme et que je l’aime de toutes les forces de mon cœur d’homme! Si elle était là, la madone que j’adore, celle qui est toute ma vie et pour qui je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang!… Si elle était là!»
Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins, elle le voyait très bien.
Elle était là, et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles dames qui s’extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu’il était dans son rêve d’adoration, c’est-à-dire les coups d’œil langoureux que ces mêmes belles dames ne craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras.
Ce jour-là, en vue de la course que pour rien au monde elle n’eût voulu manquer, en bonne Andalouse qu’elle était, la petite et toute mignonne Juana avait endossé sa plus belle et sa plus riche toilette des grandes fêtes carillonnées. Et comme nous savons combien elle était coquette, comme son digne père ne regardait pas à la dépense dès qu’il s’agissait de cette enfant gâtée, joie et prospérité de la maison, c’est dire si elle était resplendissante.
Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son émotion, pourtant très visible, l’avait doucement prise par la main, l’avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s’y était enfermé seul à seule.
Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il l’entraîna ainsi? C’est ce que la suite des événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l’instant, c’est que l’entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement rouges en sortant du cabinet.
Du moins la nourrice Barbara en jugea ainsi. Cette nourrice adorait sa maîtresse, ne la quittait pas d’une semelle et faisait toutes ses volontés. Mais elle avait ceci de particulier, c’est que, quoi que dît ou fît Juana, les choses les plus futiles ou les plus naturelles, Barbara grondait, grognait, en appelait aux Saintes et à la Vierge, et se refusait obstinément à admettre ce qu’elle lui disait.
Juana paraissait-elle renoncer ou se rétracter, immédiatement la matrone grondait de plus belle, se répandait en imprécations, en vitupérations farouches, sans s’apercevoir qu’elle défendait avec acrimonie ce qu’elle avait combattu l’instant d’avant, ou inversement. Juana connaissait cette manie. Elle connaissait aussi l’affection et le dévouement sincères de la brave femme. Elle souriait doucement, laissait dire et agissait à sa guise.
Son entretien avec Pardaillan n’avait pas modifié son intention d’assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à Barbara de l’accompagner. Aussitôt, celle-ci d’éclater:
– Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d’une jeune fille qui se respecte! Si encore vous étiez admise sur les gradins, parmi les dames de la noblesse, comme ce serait justice, au bout du compte, car enfin, j’en appelle à toutes les saintes du paradis, se peut-il trouver une demoiselle de haute noblesse plus frêle, plus mignonne que vous? Votre place serait là, ne dites pas non. Et même vous feriez bien à un des balcons de la place, et même à celui du roi. Oui, dans la loge de notre sire le roi. Mais vous en aller dans la foule, vous faire presser, écraser, étouffer peut-être par toute une multitude de gens grossiers et malpropres… Sainte Vierge! vous perdez l’esprit, je crois.
Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que puisqu’elle n’avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et que si Barbara refusait de l’accompagner, elle irait seule. À quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:
– Aller seule dans la foule! À quoi servirait-il donc d’avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur jeune maîtresse et de la défendre au besoin! Suis-je donc si vieille, si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j’irai avec vous ou vous n’irez pas. Et si quelqu’un vous manque, je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.
C’est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda, n’avait pu pénétrer jusqu’au premier rang. Elle n’avait pas de siège pour s’asseoir, pas le moindre petit banc pour s’exhausser, elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties des différentes courses que par ce qu’on en disait tout haut autour d’elle, mais elle était là.
C’est ainsi qu’elle avait vu – si nous pouvons ainsi dire – la téméraire intervention de Pardaillan, et son cœur avait battu à coups précipités. Mais au souvenir des paroles qu’il lui avait dites le matin même, elle avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:
«N’y pensons plus.»
Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c’est El Chico!», son petit cœur se remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? elle ne savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain.
Et cependant elle entendait les acclamations qui s’adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eut dit cela quelques minutes plus tôt l’eût bien surprise. Et les acclamations et les compliments et l’admiration l’eussent rendue heureuse et fière sans doute, si les enthousiasmes les plus effrénés n’étaient venus précisément de belles dames de la plus haute noblesse, auprès de qui elle, Juana, se jugeait bien peu de chose.
Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu’on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux costume – du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames – il lui semblait que ce n’était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu’elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce devait être un autre, qu’il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire et de pleurer, elle cria:
– Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!…
D’une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de ronchonner, la prit doucement dans ses bras et, avec une rigueur qu’on ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l’inquiétude, car elle sentait confusément que quelque chose d’anormal et d’extraordinaire se passait dans l’âme de son enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule.
C’est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux, comme si elle ne l’eût jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait été élevée, le même Chico qu’elle s’était plu, inconsciemment, à faire souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l’égard de qui elle pouvait tout se permettre.
C’était cependant toujours le même. Il n’avait rien de changé, si ce n’est son costume et un petit air crâne et décidé qu’elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, si rien n’était changé en lui et que, néanmoins, il lui apparaissait comme un être inconnu, c’est donc que quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!…
Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir ce qu’elle disait, avec un regard de colère et de défi à l’adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:
– C’est à moi, cette poupée! à moi seule!
Et comme elle avait l’habitude de trépigner dans ses moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, ballant dans le vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois, se mit à beugler:
– Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu’avez-vous? Que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon cœur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!
Mais l’enfant de son cœur n’entendait pas. Comme elle avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!», elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux: