À l’époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de narrer, alancear en coso, c’est-à-dire jouter de la lance en champ clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à là française était complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l’arène combattre le taureau. Car il va sans dire que cette mode n’était suivie que par la noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d’y assister en spectateur. On lui réservait à cet effet un espace où il se parquait comme il pouvait, trop heureux encore qu’on lui permît de contempler, de loin, le spectacle.
Disons, une fois pour toutes, que la tauromachie telle qu’on la pratique aujourd’hui n’existait pas alors. Ce que les aficionados ou amateurs de courses appellent une cuadrilla, composée de picadores, banderilleros, capeadores (acteurs importants), puntillero, monosabios, chulos, areneros (petits rôles ou comparses), sous la direction du matador ou espada (grand premier rôle); le paseo, ou défilé initial; la mise en scène; les règles minutieuses de la lutte et de la mise à mort, en un mot tout ce qui constitue ce que les mêmes amateurs nomment le toreo, tout cet ensemble combiné, qu’on appelle une corrida, ne date que du commencement du dix-neuvième siècle.
Le sire qui descendait dans l’arène – roi, prince ou simple gentilhomme – tenait donc l’emploi du grand premier rôle: le matador. En même temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier, il était monté, bardé de fer et armé de la lance. Là, du reste, s’arrête l’analogie avec le toréador de nos jours. Aucun règlement ne venait l’entraver et, pourvu qu’il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient bons.
Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant l’état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l’aider, de détourner de lui l’attention du taureau, de le défendre en un mot.
Le plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de l’épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce jeu terriblement dangereux. La plupart préféraient foncer sur la bête, d’autant que s’ils parvenaient à la tuer eux-mêmes ou par quelque coup de traîtrise d’un de leurs hommes, le trophée leur appartenait de droit et ils pouvaient en faire hommage à leur dame.
Dans la nuit du dimanche au lundi la place San-Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses équipes d’ouvriers chargés de l’aménager selon sa nouvelle destination.
Mais de même que la manière de combattre n’avait rien de commun avec la méthode usitée de nos jours, de même il ne pouvait être question d’établir une plaza de toros.
La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute rudimentaire.
C’est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction de l’arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches.
De nos jours encore, dans certaines bourgades d’Espagne et même en France, dans certains villages des Landes, on improvise, à certaines fêtes, au milieu de la place publique, des arènes qui ne sont pas autrement construites.
La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l’invitation du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences d’une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se massaient derrière le roi.
Le populaire s’entassait sur la place même en des espaces limités par des cordes et gardés par des hommes d’armes. Il pouvait aussi se parquer sous les arcades où il avait le double avantage d’étouffer et d’écraser. En revanche, il y voyait très mal. C’était une compensation.
Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C’est là que, aidé de ses serviteurs, il s’armait de toutes pièces, là qu’il se retirait après la joute, s’il s’en tirait indemne, ou qu’on le transportait s’il était blessé. C’était, si l’on veut, sa loge d’artiste. Un espace était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu’elle était nombreuse.
Les installations étaient très primitives; la noblesse qui participait à là course avait pris l’habitude de s’occuper elle-même de ces détails destinés à lui procurer tout le confort auquel elle croyait avoir droit. C’était une occasion d’éblouir la cour par le faste déployé, car chacun s’efforçait d’éclipser son voisin.
Pour ne pas déroger à cet usage, le Torero s’était rendu de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très modeste – nous savons qu’il n’était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, sans ornements d’aucune sorte lui suffisait.
En effet, à l’encontre des autres toreros qui, armés de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus du caparaçon de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait l’armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d’une élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.
Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu’il enroulait autour de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en fureur [4] , et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une merveille de flexibilité et de résistance. L’épée ne devait lui servir qu’en cas de péril extrême. Jamais, jusqu’à ce jour, il ne s’en était servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le vainqueur de la brute. Encore, parfois, poussait-il la bravade jusqu’à arracher de la main l’insigne convoité. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à l’agacer jusqu’à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper.
Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l’occasion d’intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l’animal ne le prenaient jamais au dépourvu, et l’on eût pu croire qu’il les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s’efforçaient de détourner l’attention du taureau. Leur rôle se bornait à cela seul et il leur était formellement interdit de chercher à abattre la bête par quelque coup de traîtrise, comme faisaient couramment les gens des autres toreros.
En arrivant sur l’emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut avec ennui les armés de don Iago de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement que Barba-Roja, pris d’un amour de brute pour la Giralda, avait cherché à différentes reprises à s’emparer de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.
Malheureusement, ou heureusement, les différents acteurs de la course se trouvaient un peu dans la position d’officiers en service commandé. Il ne leur était guère possible de manifester leurs sentiments, encore moins de se chercher querelle. En toute autre circonstance, don César aurait infailliblement provoqué Barba-Roja. Ici, il fut contraint d’accepter le voisinage et de dissimuler sa mauvaise humeur.
Avant de se rendre sur la place San-Francisco, il y avait eu une grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l’empire de pressentiments sinistres celui-ci suppliait sa fiancée de s’abstenir de paraître à la course et de rester prudemment cachée à l’auberge de la Tour , d’autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle que perdue dans la foule.
Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n’eût rien fait ou rien dit pour le dissuader de s’exposer, mais rien au monde n’eût pu l’empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d’être tué.
La mort dans l’âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu’il lui était impossible d’empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire. La présence de don César lui avait été utile en ce sens qu’elle lui avait permis de se faufiler au premier rang où elle s’organisa de son mieux, pour passer les longues heures d’attente qui devaient s’écouler avant que la course commençât. Mais cela lui était bien égal. Elle avait une place d’où elle pourrait voir tous les détails de la lutte de son amant contre le taureau; c’était l’essentiel pour elle, peu lui importait le reste. Elle aurait la force et la patience d’attendre.
Naturellement, elle aurait préféré aller s’asseoir sur les gradins tendus de velours qu’elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être invitée par le roi, et pour être invitée, il eût fallu qu’elle fût de noblesse. Elle n’était qu’une humble bohémienne, elle le savait, et sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort qui était le sien.