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XI VIVE LE ROI CARLOS!

Cependant le taureau avait été lâché.

Tout d’abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante, succédant sans transition à l’obscurité d’où il sortait, il s’arrêta, indécis, humant l’air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.

Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis, il fit quelques pas à sa rencontre, l’excitant de la voix, lui présentant sa cape déployée.

Le taureau ne se fit pas répéter l’invite. Ce morceau de satin écarlate qu’on lui présentait lui tira l’œil tout de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.

Ce fut un moment d’indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée les phases de la passe.

Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau d’étoffe qu’il frappa. En passant, il frôla le Torero.

La seconde d’après, les spectateurs haletants virent don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d’aisance et de tranquillité qu’il eût pu en montrer dans son intérieur paisible.

Un tonnerre d’acclamations salua ce coup d’audace exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir. Le roi, d’ailleurs, n’avait pu dissimuler un geste émerveillé.

Le taureau, stupéfait de n’avoir frappé que le vide, se rua de nouveau sur l’homme. Celui-ci s’enroula dans sa cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement devant elle.

La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l’étoffe. Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours l’étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre chose que ce leurre qu’on lui présentait.

Et les acclamations se firent délirantes.

Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d’un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n’accomplit en somme que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller aujourd’hui.

Qu’on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les règles de la tauromachie moderne.

Ce qui paraît très naturel aujourd’hui, paraissait, et en fait était réellement prodigieux, à une époque où nul encore ne s’était avisé de risquer sa vie avec un si superbe dédain. Est-il bien nécessaire d’ajouter que, pour se risquer à tenter des coups d’une audace aussi folle, il fallait connaître à fond le caractère de la bête combattue.

Quoi qu’il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l’époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l’enthousiasme de la foule.

Le taureau, surpris de voir qu’aucun de ses coups ne portait, s’arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre son élan.

Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus près possible, et avançant un pied, il provoqua la bête.

Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors d’atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger les pieds.

Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant la bête.

Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de rubans qu’il avait lentement cueilli au passage.

Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d’angoisse, laissa éclater sa joie, et à la considérer, hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu’elle venait soudain d’être prise de folie. Les uns criaient, d’autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là des sanglots convulsifs.

Partout, on voyait des faces congestionnées, convulsées, des rictus grimaçants, des yeux exorbités. De tous côtés, on percevait le souffle rauque des respirations trop longtemps contenues.

Sur les gradins une dame avait saisi à deux mains le cou d’un seigneur assis devant elle, et inconsciente de ses gestes, en poussant des cris inarticulés, elle serrait de ses mains nerveusement crispées la gorge du pauvre sire qui déjà râlait et tirait la langue.

Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de la réaction qui se produisait. C’est que, pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l’assaut de la bête sans reculer d’une semelle, avec un calme souriant, l’angoisse étreignait les spectateurs à un degré tel qu’on pouvait croire que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de la brute qui, seule, attaquait, tandis que l’homme, en la bravant, se soustrayait à ses coups, à l’ultime seconde où ils étaient portés.

Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui lui rappelait son déshonneur d’époux, le roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.

Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s’empêcher de frémir en songeant qu’un faux pas, un faux mouvement, une seconde d’inattention pouvait provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait l’espoir de ses rêves d’ambition.

Seul d’Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne pas dire que pendant les instants mortellement longs où l’homme, impassible, subissait l’attaque furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient cependant qu’il était condamné, faisaient des vœux pour qu’il échappât aux coups qui lui étaient portés.

Puis, cette espèce d’accès de folie, qui s’était emparé de la foule, se transforma, en admiration frénétique, et l’enthousiasme déborda, délirant, indescriptible.

Mais ce n’était pas fini.

Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se retirer. Mais on savait que s’il ne tuait jamais la bête, il s’imposait à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.

Tout n’était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés, semblables à ceux qu’il venait d’exécuter avec tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière fois sur lui.

Lorsqu’il recevait, sans reculer d’un pas, le choc de la brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l’espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait que s’effacer à droite ou à gauche.

Que le comparse chargé d’ouvrir la porte par laquelle, emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de seconde, et c’en était fait de lui. C’était l’instant le plus critique de sa course.

Et notez qu’avant d’en arriver là, il lui faudrait risquer un nombre indéfini de passes pendant lesquelles sa vie ne tiendrait qu’à un fil. Ce pouvait être très bref, ce pouvait être effroyablement long. Cela dépendrait du taureau.

La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette course.

Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé lui-même.

Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui être refusée, car c’était l’instant qui avait été choisi précisément pour son arrestation.

Aussi, pendant qu’il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, uniquement pour la satisfaction d’accomplir jusqu’au bout la tâche qu’il s’était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les troupes de d’Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de l’événement qui allait se produire.

Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie il y avait.

Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c’est-à-dire qu’elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n’y avait nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui l’occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant, des combattants.

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