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Tout l’effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la révolte, et là officiers et soldats s’entassaient à s’écraser, attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.

S’il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes d’hommes d’armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, chargés de le prendre par derrière. Par ce dispositif, la foule se trouvait prise entre deux feux.

Les hommes chargés de procéder à l’arrestation n’auraient donc qu’à entraîner le condamné du côté des gradins où ils n’avaient que des alliés. Rien ne devait les distraire de leur besogne bien délimitée et ils devaient laisser aux troupes le soin de tenir tête, s’il y avait lieu, à la populace.

Ces mouvements de troupes s’effectuaient, nous venons de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant l’attention des spectateurs concentrée sur les passes audacieuses qu’il exécutait en vue d’amener le taureau en face de la porte de sortie.

Parmi ceux qui ne savaient rien, bien peu prêtèrent attention à ces mouvements de troupes; ils étaient passionnément intéressés par le spectacle pour détacher, ne fût-ce qu’une seconde, leurs yeux de lui. Ceux qui les remarquèrent n’y attachèrent aucune importance.

Ceux qui connaissaient les dessous de l’affaire, au contraire, les remarquèrent fort bien. Mais comme ceux-là avaient une consigne et savaient d’avance ce qu’ils avaient à faire, ils firent comme ceux qui n’avaient rien vu et ne bougèrent pas.

Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c’est-à-dire qu’il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur.

Au début de la course du Torero, il n’avait autour de lui qu’un nombre plutôt restreint d’ouvriers, d’aides, d’employés aux basses besognes qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l’entrée du taureau et s’étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.

Tout d’abord il n’avait prêté qu’une médiocre attention à ces modestes travailleurs. Mais au fur et à mesure que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s’accomplir chez ces ouvriers.

Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s’étaient tenus, comme il convenait, modestement à l’écart, armés de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à celle qu’ils affichaient quelques instants plus tôt.

Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d’où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu’ils coudoyaient et avec qui ils semblaient s’entendre à merveille.

Bientôt la porte se trouva gardée par une cinquantaine d’hommes qui semblaient obéir à un mot d’ordre occulte.

Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers s’occupaient à scier les poteaux de la barrière.

Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis que les autres s’efforçaient de masquer cette bizarre occupation.

Il dévisagea plus attentivement ceux qui l’environnaient, et avec cette mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages entrevus l’avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.

«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d’honneur que Fausta destine à son futur roi d’Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu’il se tirera sain et sauf du guêpier où il s’est jeté inconsidérément. Ces gens-là, le moment venu, jetteront bas la palissade qu’ils viennent de scier, et au même instant ils entoureront celui qu’ils ont mission de sauver. Tout va bien.»

Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n’y pensa pas.

À l’inverse de bien des gens, toujours disposés à s’accorder une importance qu’ils n’ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n’y pouvons rien.

L’idée ne l’effleurait même pas qu’il pouvait être visé lui-même et qu’il se trouvait en position mille fois plus critique que celui dont il se préoccupait.

«Tout va bien!» avait-il dit-en songeant au Torero. Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les passes merveilleuses d’audace et de sang-froid de don César, arrivé à l’instant critique de sa course, c’est-à-dire adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s’enfermer lui-même dans l’étroit boyau ménagé à cet effet.

À moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au moment suprême d’en finir, sa trop persistante témérité.

C’était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. L’homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait frappé à mort.

Aussi les milliers de spectateurs haletants n’avaient d’yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.

Et tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.

« Mort Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»

Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification dont il s’efforçait de dégager la cause séance tenante.

«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n’est pas, je pense, dans l’unique intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? Ma foi! devant toute la cour d’Espagne réunie, il ne me déplairait pas de lui infliger une dernière défaite. Après ce coup-là, mon Bussi-Leclerc mourra de rage et j’en serai délivré.»

Ayant ainsi monologué, de ce coup d’œil sûr et prompt qui n’était qu’à lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin son coup d’œil rejaillit sur ceux qui l’entouraient et alors il tressaillit.

«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d’une compagnie d’hommes d’armes… C’est ce qui lui donne cette assurance imprévue.»

Presque aussitôt il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en lui-même:

«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d’une compagnie de soldats espagnol? Est-ce que par hasard il viendrait m’arrêter?»

En même temps, d’un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout événement.

Comme on le voit, il avait été long à s’apercevoir qu’il était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant son esprit travaillait et il s’attendait à tout.

À cet instant, un tonnerre de vivats et d’acclamations éclata, saluant la victoire du Torero.

Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois par la cape prestigieuse et, croyant atteindre celui qui depuis si longtemps se jouait de lui avec une audace rare, il était allé s’enfermer lui-même dans le box ménagé à cet effet, et la porte, se refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.

Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d’acclamations délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l’endroit où il avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l’intention de lui faire publiquement hommage de son trophée.

Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux ouvriers, qui n’attendaient que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes parts le Torero, comme s’ils étaient poussés par l’enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart de leurs corps.

À ce moment aussi les soldats, massés dans le couloir circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêt à faire feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manœuvre imprévue.

En même temps, un officier à la tête de vingt soldats, se dirigeait à la rencontre du Torero.

Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l’entraînait dans la direction opposée à celle où il voulait aller.

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