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XIII LES AMOURS DU CHICO

Le couvent de San Pablo (disparu depuis longtemps), où d’Espinosa avait donné l’ordre de conduire Pardaillan, était situé si près de la place San Francisco qu’autant vaudrait dire qu’il donnait sur cette place même.

En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu’on se battait toujours sur la place, et un homme froid et méthodique, comme d’Espinosa, ne pouvait commettre l’imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier en pareil moment.

Pardaillan était encadré de deux compagnies d’arquebusiers. Non pas que le chevalier, ligoté comme il était, inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais précisément ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l’on songe que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons que d’Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant. Il pouvait encore – ce qui eût été plus fâcheux encore – être délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l’un des leurs. La nécessité d’une imposante escorte se trouvait donc amplement justifiée.

Par surcroît de précautions, le chef de l’escorte fit faire à sa troupe une infinité de détours par des petites rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très serrés, ne pouvait avancer qu’à tout petits pas, il se trouva qu’il fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo qu’on eût pu atteindre en quelques minutes.

En ce qui concerne l’émeute, nous dirons qu’elle tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu’elle fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d’avoir le dessus.

Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang.

Les troupes dont elle disposait étaient nombreuses, bien armées, et bien organisées. À ces troupes disciplinées s’ajoutait la masse imposante du populaire qui sans savoir, suivait docilement l’impulsion qui lui était donnée.

Si Fausta avait poussé les choses, avec cette vigueur et cette rapidité d’action qu’elle montrait en de certaines circonstances graves, elle eût pu mettre les troupes royales en fâcheuse posture, obliger le roi et son ministre à compter avec elle et – qui sait? – avec un peu de décision, sans leur laisser le temps de se reconnaître et de s’organiser, acculer le roi à une abdication. C’eût été le triomphe complet, la réalisation assurée de ses rêves d’ambition.

Ce plan, qui consistait à pousser activement les événements jusqu’au succès final, avait été primitivement le sien. Il pouvait réussir. Malheureusement pour elle, Fausta devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le prince Carlos, Fausta avait commis la faute impardonnable de modifier son plan.

Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle résolu à lui donner son nom et à partager avec elle le trône pourvu qu’elle le hissât sur ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n’en eût pas juré cependant. C’est alors qu’elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières.

Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C’était possible, après tout. Qu’arriverait-il alors?

Ceci simplement: que n’ayant pas un prince royal espagnol à présenter aux mécontents, ses partisans auraient tôt fait de se séparer d’elle et de se retourner vers leur ancien roi, dans l’espoir de se faire pardonner leur trahison.

Il arriverait que le roi déchu se retrouverait comme par enchantement à la tête de partisans d’autant plus dévoués qu’ils avaient plus à se faire pardonner, à la tête aussi de troupes nombreuses et aguerries, et que l’effort gigantesque qu’elle aurait fait deviendrait inutile et vain.

Non. Mieux valait n’agir qu’à bon escient et, puisqu’elle avait un doute sur les intentions du prince, la prudence commandait d’agir comme si elle ne devait pas compter sur lui.

Fallait-il renoncer?

Non pas. Mais au lieu d’aller de l’avant et de s’engager à fond, il fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle disposait. Nul doute que lorsqu’il aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis. Alors il serait temps d’entreprendre en toute assurance l’action définitive.

Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé par ses partisans sans qu’il fût possible aux troupes royales de l’approcher. Et l’émeute se déchaîna dans toute son horreur.

Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l’ordre de la retraite et s’éclipsèrent bientôt, suivis de leurs hommes.

Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire et qui – pour employer une expression de son cru – «y allait bon jeu bon argent».

Alors aussi ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux n’avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux armes à feu des soldats et, pour cuirasses, que leur large poitrine.

Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement. C’étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu’on acclamait. Ils ne savaient qu’une chose: on voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se ferait pas.

Tout a une fin cependant. Bientôt ceux-là aussi apprirent que le Torero était sain et sauf, hors d’atteinte de la griffe royale qui avait voulu s’abattre sur lui. Comment? Par qui? peu importe. Ils le surent, et dès lors il devenait inutile de s’exposer plus longtemps.

Et ce fut la débandade générale et il ne resta plus sur la place et dans les rues que les soldats triomphants… et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les blessés plus nombreux encore qu’on enlevait à la hâte.

Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San Pablo. Et voici qu’au moment de franchir le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.

Mais dans quel état, grand Dieu!

Ah! il était joli le somptueux costume flambant neuf quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l’avantageait si bien et qui lui avait valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès qui avait paru si fort contrarier la gentille petite Juana!

D’abord plus de toque empanachée et plus de manteau. Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses resplendissantes. Et par-ci, par-là, des taches rouges qui ressemblaient singulièrement à du sang.

Ah! il était propre! Et si la petite Juana l’avait vu dans cet état, quelle réception elle lui eût fait, Sainte Vierge!

La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d’admiration bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa taille d’homoncule.

Et puis, tiens! s’il était si mal arrangé, lui le Chico, le seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, n’était guère mieux arrangé que lui, et de le voir ainsi, entouré de gardes, ficelé comme un jambon, que c’en était une pitié, couvert de poussière et de sang, le pauvre Chico en était tout saisi et il en eût pleuré de chagrin si son grand ami ne lui avait appris précisément qu’un homme ne doit pas pleurer.

Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa petite taille l’avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n’en douta pas un seul instant.

Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu’il paraissait diriger que ce grand sentimental qu’était le chevalier de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu’il eut à l’adresse de son petit ami un de ces sourires d’une si poignante douceur qui avaient le don de bouleverser le petit paria.

Le premier mouvement de Pardaillan fut d’adresser quelques mots au nain. Mais il réfléchit que dans les circonstances présentes il risquait fort de le compromettre. Un mot de lui pouvait être funeste à son petit ami. Il eut l’affreux courage de s’abstenir.

Cependant, comme il avait la rage de s’oublier toujours pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir ce qu’était devenu son autre ami, don César, sur qui il s’était promis de veiller et pour qui il s’était si imprudemment exposé qu’il se trouvait pris. Il adressa donc, en passant, un regard d’une muette éloquence au nain attentif.

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