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Le Chico n’était pas un sot. Il s’était senti largement récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile il obéissait en paraissant ne pas le connaître. Seulement, tandis que Pardaillan se disait: Ne perdons pas ce pauvre petit bougre par une marque de sympathie, le nain de son côté se disait: N’ayons pas l’air de le connaître. Tiens! on ne peut pas savoir, moi libre, je pourrai peut-être lui être utile.

Ainsi la même pensée de désintéressement se manifestait en même temps chez ces deux hommes, véritables antithèses vivantes. Qu’on aille s’étonner, après cela, de la sympathie subite qui avait attiré cette force qu’était Pardaillan vers cette faiblesse que représentait le Chico.

Donc le nain comprit parfaitement la signification du coup d’œil de Pardaillan qui criait:

– Don César est-il sauf?

Dans le même langage muet il répondit à l’instant et il fut compris comme il avait compris lui-même.

La tête était la seule partie de son corps qu’il pouvait remuer à son aise, attendu qu’il n’avait pas été possible de l’enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible signe de tête et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient ses entraves.

Il s’aperçut alors que le Chico, favorisé par l’exiguïté de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d’ailleurs indifférents, s’attachait obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme s’il avait eu quelque chose à lui communiquer.

Si Pardaillan était la force et la bravoure personnifiées, il était aussi intelligence et la bonté. C’était un grand sentimental et un solitaire, qui, sa vie durant, n’avait jamais compté que sur lui-même pour se tirer d’affaire, et qui y avait bien réussi jusque-là, donnant ainsi un éclatant démenti aux paroles de l’Ecclésiaste: Vae soli! C’était un simple qui suivait son chemin tout droit.

S’il rencontrait sur sa route un faible ou un malheureux, son premier mouvement était de lui tendre une main secourable, sans se soucier des conséquences que ce geste pouvait avoir pour lui.

S’il rencontrait un fauve – et il en avait rencontré – il se contentait de s’écarter. Non par dédain ou prudence, mais par insouciance. Si le fauve lui montrait les crocs, dame alors, Pardaillan exhibait les siens, et provoqué il ne lâchait plus prise. Si le fauve s’attaquait lâchement à plus faible que lui, Pardaillan n’attendait pas alors la provocation et ne savait pas résister à la tentation de s’interposer, s’exposant lui-même pour défendre un inconnu.

Bien des gens réputés braves et raisonnables eussent estimé que c’était le moment ou jamais de s’écarter. Pardaillan pensait autrement.

Ceci est pour dire que précisément parce qu’il avait conscience de sa force, précisément parce qu’il était toujours maître de lui et habitué à ne compter que sur lui, le grand sentimental qu’il était ne pouvait être insensible à une marque d’amitié ou de dévouement, bien qu’il eût une manière à lui de marquer ses sentiments qui pouvait passer aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas pour de la raideur et de l’orgueil.

L’humble geste de cette faiblesse, représentée par le nain Chico, se dévouant naïvement à cette force, représentée par Pardaillan, l’émut, le remua jusqu’au fond des entrailles.

Il remarqua alors que le nain serrait dans son poing crispé le manche de sa minuscule dague et qu’il jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement jetés bas s’ils avaient été des pistolets. Il ne put s’empêcher de penser à part lui:

«Ah! le brave petit homme. Si sa force égalait sa bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l’on fait jouer un si triste rôle!»

Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère qui se manifestait en un moment si critique pour lui. Et son naturel railleur et enjoué reprenant le dessus, comme si le nain eût été à même de l’entendre, il ajoutait en jetant un coup d’œil narquois à la dague, guère plus grande qu’une aiguille à tricoter:

– Laisse ton aiguille! Vois-tu, petit, ils sont trop!

Ceci visait l’escorte formidable qui l’encadrait.

Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les guichets visibles ou dissimulés, humble par la couleur neutre et effacée, arrogante et menaçante par les clous et les peintures et les innombrables verrous et serrures, et froide, triste, triste comme ces bâtiments d’aspect lugubre et sinistre, sans physionomie précise, caserne ou prison, temple ou géhenne, on ne savait pas au juste, qu’on apercevait dominant les hautes murailles blanches qui les ceinturaient.

On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à l’aide de clés que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un temps d’arrêt assez long.

Le Chico profita de cet instant, qu’il avait peut-être prévu, pour se livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, on le conçoit, comprit aisément et qui eût la bonne fortune de passer inaperçue, les gardes du chevalier, satisfaits de voir leur corvée enfin terminée, plaisantant et bavardant entre eux.

– Je viendrai ici tous les jours, disaient les gestes du petit homme.

Et les yeux de Pardaillan répondaient:

– Pourquoi faire?

Un haussement d’épaules, des yeux levés au ciel, des mains remontant jusqu’à la tête et retombant mollement, signifiaient:

– Est-ce qu’on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de communiquer avec le dehors.

Une moue accentuée, un hochement de tête, un regard circulaire sur ses gardes, répondait:

– Heu! Tu perdras ton temps. Je serai bien gardé, va!

Et le Chico d’insister:

– Qu’est-ce que cela peut vous faire? On peut toujours essayer.

Et Pardaillan de répondre:

– Soit. J’accepte ton dévouement.

Et d’un sourire, il remerciait.

Maintenant, la porte était ouverte. Avant qu’elle se fermât lourdement sur lui – peut-être pour toujours – il tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier adieu au nain dont la physionomie intelligente et mobile semblait lui crier:

– Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas, moi, et, qui sait? peut-être vous serai-je utile.

Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent et s’éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider à s’éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d’amitié et lui eût parlé comme on parle à un homme, sur cet homme dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de sensations inconnues qui sommeillait sans qu’il s’en doutât.

Le soleil s’éteignait lentement à l’horizon; bientôt son orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n’y avait plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir et s’éloigna lentement, tristement, à regret.

Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées à cette heure, où la fraîcheur du soir qui tombait invitait les habitants à descendre respirer un peu de cette fraîcheur vivifiante.

Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes verrouillées, les volets hermétiquement clos Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif, et parfois il sortait de son sein un parchemin qu’il considérait attentivement et le remettait vivement dans sa poitrine, comme s’il eût craint qu’on ne le lui volât:

Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait attacher un grand prix, n’était autre que ce blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba-Roja et qu’il avait vendu à Fausta.

On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à empoisonner l’air. En fouillant dans son sein pour y prendre l’étui contenant le poison qu’elle destinait à Pardaillan, elle avait laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.

Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et ne pouvant le lire dans l’obscurité, il l’avait passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s’en apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier.

De retour à l’auberge de La Tour , il n’avait plus pensé à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l’avait, à son tour, trouvé, et comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s’était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l’avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements qui s’étaient précipités l’avaient empêché de réaliser son intention.

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