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XX BIB-ALZAR

Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger indéfiniment sans amener le dénouement qu’il voulait. Il n’avait pas de temps à perdre, ayant fort à faire et sentant qu’il lui fallait, de toute nécessité, quelques heures de repos. Il renonça donc, momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et de sa voix bougonne coupa court en s’écriant:

– Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j’enrage de faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les bons vins!

– Ah! mon Dieu! s’écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n’avez rien pris!

Et aussitôt, l’instinct de bonne ménagère et de bonne hôtesse qu’elle était reprenant le dessus, elle s’échappa, gracieuse et légère, peut-être pas tout à fait satisfaite de son explication avec le Chico, mais le cœur débordant de joie, parce qu’elle avait cru comprendre qu’elle était toujours son adoration, sa madone, la seule qu’il eût jamais aimée et qu’il aimerait jusqu’à son dernier souffle.

Et Pardaillan qui souriait, d’un sourire presque paternel, l’entendit crier d’une voix qui s’efforçait d’être bougonne, mais où perçait, quoi qu’elle en eût, le ravissement de son cœur: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet… le couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s’il ne reste pas quelques bouteilles de vouvray, montez-en deux… et deux de beaune, et du xérès, de l’alicante, du porto. Enfin voyez, remuez-vous, ma fille. Isabel, choisissez la volaille la plus grosse et la plus dodue, saignez-la, plumez-la proprement et portez-la vivement à mon père.»

Et à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis:

– Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces dîners fins comme vous en feriez pour Mgr d’Espinosa lui-même!

Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:

– Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?

– Mieux que cela, mon père: c’est le seigneur de Pardaillan qui est de retour!

Et l’accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long des discours. Et il faut croire qu’elle n’était pas seule à partager cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller faire son compliment à cet hôte illustre.

C’est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l’avait rendu populaire.

On savait qu’il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba-Roja – qu’il avait cependant des motifs de ne pas aimer puisqu’il lui avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d’un homme et dont la cour et la ville s’étaient entretenues plusieurs jours durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement inusitée qu’il avait fallu employer pour la mener à bien.

Enfin – mais ceci on le chuchotait tout bas – on savait qu’il s’était attiré l’inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l’adoration des Sévillans en particulier et de tous les Andalous en général.

Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la noblesse et du peuple. Seulement, malgré cette admiration, on n’eût pas trouvé un courtisan qui n’eût été heureux de se couper la gorge avec lui. En revanche, dans le peuple et la bourgeoisie, on n’eût peut-être pas trouvé un seul homme qui n’eût été fier de se faire hacher comme chair à pâté pour lui.

Tandis que la vieille Barbara, aidée de la servante Brigida, toute ronchonnant – pour ne pas en perdre l’habitude – se hâtait de mettre le couvert «de grande cérémonie», comme avait ordonné Juana, Pardaillan dût subir le compliment, d’ailleurs très sincère, du père Manuel qui, ce devoir accompli, se rua à ses fourneaux en jurant que le «seigneur de Pardaillan aurait un de ces fins dîners comme il en avait rarement fait de pareil, même en France, pays réputé pour sa cuisine».

Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des hors-d’œuvre, rangés en bon ordre. Juana, idéale servante, aussi jolie et agréable à contempler que discrète, vive, adroite dans ses manières, commença son service, seule, ainsi que l’avait demandé Pardaillan.

Le dîner de Manuel n’était peut-être pas l’incomparable chef-d’œuvre qu’il avait pompeusement annoncé, mais les vins étaient authentiques, d’âge respectable, onctueux et veloutés à souhait, les pâtisseries, fines et délicates, les fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.

Il convient de rappeler que les circonstances particulières dans lesquelles il le faisait aidaient bien un peu à le lui faire trouver parfait.

Mais tout en mangeant avec ce robuste appétit qui était le sien, tout en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi, avec cette délicate sollicitude qu’il avait pour tous ses hôtes, quels qu’ils fussent, il ne perdait pas de vue ce qu’il avait encore à faire et n’arrêtait pas de poser question sur question au petit homme, qui, avec ce laconisme qui lui était particulier, mais avec une intelligence et une précision appréciées de Pardaillan, répondait à toutes ses questions.

De cette sorte d’interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant trouvé un blanc-seing – qu’il remit à Pardaillan en assurant que c’était lui qui l’avait perdu – avait eu l’idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l’ordre dont il aurait été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.

Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage qu’impliquait la possession d’un tel document. Il avait donc pensé à don César. Mais il n’avait pu approcher le Torero. Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de surprendre qu’on l’avait tiré de la maison où il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu’il pût à son tour délivrer le chevalier.

En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la besogne.

Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y découvrir celui qu’il cherchait.

Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n’était pas cela qui l’eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs il ne pouvait plus être question d’une surprise.

L’aventure tournait au coup de main et ce n’était pas lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait failli se faire surprendre et n’avait rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé à don Cervantès.

Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre.

Une fois, cependant, dans les commencements de la détention du chevalier, il avait eu une surprise agréable. Un révérend père lui avait adressé la parole. Il lui avait raconté il ne savait plus quelle histoire, ensuite de quoi le père l’avait fait entrer au couvent. Il avait eu la joie d’apercevoir son grand ami; mais se sentant épié de tous côtés il n’avait osé ébaucher qu’un geste d’encouragement.

Hélas! le père ne s’était plus trouvé sur son chemin et il n’avait pu pénétrer à nouveau dans le couvent.

À ce détail, Pardaillan s’était contenté de sourire. Il savait, lui comment et pourquoi le nain avait vu s’entre-bâiller la porte de la sombre prison.

En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt Centurion, tantôt son sergent Barrigon, découvrir le lieu de sa retraite.

Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible pour elle, c’est que Barba-Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le taureau, Barba-Roja était maintenant sur pieds, complètement remis, et certainement il ne tarderait pas à l’aller chercher pour l’emmener chez lui.

Barba-Roja, en effet, quelle que fût l’autorité que lui donnait ses fonctions spéciales auprès du roi, quelle que fût la faveur dont l’honorait son maître, ne pouvait pourtant perpétrer l’attentat qu’il méditait dans une résidence royale.

C’eût été là une inconvenance que l’étiquette rigoureuse aurait pu qualifier de crime de lèse-majesté et qui eût pu, par conséquent, lui coûter très cher. En conséquence, bientôt, demain peut-être, il irait enlever la Giralda pour la transporter dans un lieu où il aurait sa liberté d’action et toute facilité pour accomplir son monstrueux forfait.

Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à Pardaillan attentif.

Au reste, il n’était pas seul à écouter le petit homme.

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