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XVIII CHANGEMENT DE RÔLES

Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n’y avait aucun meuble; pas de fenêtres, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver l’emplacement de la porte secrète, qui s’était refermée d’elle-même.

Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l’avait projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues.

Ce n’était d’ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. En même temps que la vigueur, l’intelligence paraissait lui être revenue.

Il n’avait plus cet air morne, hébété, peureux qu’il avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu, et cependant nuancé d’ironie, qu’il avait autrefois, lorsqu’il se disposait à accomplir quelque coup de folie.

Il se dirigea vers d’Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin, qu’il étudia attentivement, et ayant reconnu que ce n’était pas une copie, mais l’original parfaitement authentique, il le plia soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein.

Ceci fait, il prit la dague, qu’il passa à sa ceinture, et s’assura que d’Espinosa n’avait pas d’autre arme cachée, ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas échéant, et, n’ayant rien trouvé, il s’assit paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec un sourire indéchiffrable aux lèvres.

Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait retrouvé son expression d’audace étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un mot.

Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide qui était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que s’il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement son œil de feu ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée.

Il se disait qu’il avait encore une chance de salut, puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour essayer de l’entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante au bout d’une demi-heure.

Il s’agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier jusqu’à ce que, le stimulant n’ayant plus d’action, il redevînt ce qu’il était avant, ce qu’il resterait jusqu’à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.

En somme, lui, d’Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu’il serait battu. Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à cela. Car, chose incroyable, l’idée ne lui venait pas que le prisonnier, ayant peut-être pénétré son projet, pouvait avoir eu assez de force, d’adresse et d’habileté pour jouer une longue et macabre comédie, à laquelle ses subordonnés, jusques et y compris le moine chimiste qui avait composé la drogue atrophiante se seraient laissé prendre.

Et comment admettre que le prisonnier eût pu résister à l’effet du poison expérimenté toujours avec un succès sur d’autres sujets: ces malheureux qu’il avait montrés à Pardaillan parqués comme des bêtes dans une cage?

Et en admettant même que la constitution extraordinairement robuste du condamné l’eût mis à même de résister plus longtemps qu’un autre à l’action dissolvante, comment admettre qu’il eût pu résister à l’effroyable jeûne qui lui avait été imposé? Si exceptionnellement doué qu’il fût, ceci était inadmissible. Et c’est pourquoi cette pensée d’une comédie admirablement jouée ne l’effleura pas.

Coûte que coûte, il gagnerait donc les quelques minutes nécessaires. Et si le prisonnier devenait trop menaçant, il s’en débarrasserait d’un coup de dague. Il abrégerait ainsi son agonie; mais à tout prendre, il pouvait se déclarer satisfait des tourments qu’il lui avait fait endurer.

Voilà ce que disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu’il avait cachée. Alors seulement il s’aperçut qu’il n’avait plus cette arme sur laquelle il comptait en cas de suprême péril.

Il sentit la sueur de l’angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n’avait rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s’était peut-être détachée de sa ceinture et qu’elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il fallait la retrouver à l’instant. Et du regard il se mit à fureter partout.

Alors, avec cet air d’ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le prisonnier lui dit:

– Ne cherchez pas plus longtemps, voici l’objet.

Et en disant ces mots, il frappait doucement sur la poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:

– Je vous remercie, monsieur, d’avoir eu l’attention de songer à m’apporter une arme.

D’Espinosa ne sourcilla pas. C’était un lutteur digne de se mesurer avec le redoutable adversaire qu’il avait devant lui.

Au même instant une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et, d’un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.

Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l’arme qui devait le sauver.

Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu’il avait été joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire qui avait su déjouer la surveillance d’une nuée d’espions invisibles; cet homme qui avait pu tromper les moines médecins qui avaient passé de longues heures à l’étudier et à l’observer; cet homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu’il s’était donné qu’il en avait été dupe, lui d’Espinosa.

Il jeta sur celui dont il était le prisonnier – par un renversement de rôles inouï d’audace – un regard d’admiration sincère en même temps qu’un soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite, l’écroulement de ses vastes desseins, sa perte inévitable avant d’avoir pu accomplir les grandes choses qu’il avait rêvées pour la plus grande gloire de l’Église.

Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération que l’oreille subtile de d’Espinosa perçut nettement et qui l’humilia profondément:

– Le parchemin que vous cherchez est en ma possession… comme votre dague. Ce précieux document, que j’étais venu chercher de si loin, qui, devait donner un royaume à votre maître et faire de mon pays une province espagnole, je n’eusse jamais cru que je n’aurais qu’à tendre la main pour m’en emparer Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j ai rencontré dans l’accomplissement de la mission qui m’était confiée.

«Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une étourderie sans égale. Trop d’assurance nuit parfois, et s’il sied d’avoir confiance en soi, il ne faut cependant pas forcer la mesure sous peine de tomber dans la présomption et de consommer la ruine d’entreprises qu’on s’est donné bien du mal à mettre sur pied. Vous en faites la triste expérience. À force de vouloir pousser les choses à l’excès, à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si belle. Convenez qu’elle n’était pourtant pas égale cette partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire autant… soit dit sans vous offenser.

D’Espinosa avait écouté jusqu’au bout avec une attention soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère. Et à les voir: Pardaillan parlant avec simplicité sans éclats de voix intempestifs, avec des gestes mesurés: d’Espinosa écoutant gravement, approuvant parfois d’un hochement de tête significatif, on n’eût, certes, pu soupçonner le drame mortel qui se jouait entre ces deux hommes, en apparence si calmes, si paisibles.

– Ainsi, fit d’Espinosa, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant qu’on vous a fait boire?

Pardaillan se mit à rire doucement du bout des dents.

– Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore faut-il s’arranger de manière à ce que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence par un goût particulier. Voyons, c’est élémentaire, cela.

– Cependant, vous avez absorbé le narcotique.

– Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu’un homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux malheureuses bouteilles qu’il aura vidées, sans que ce sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant avait changé – oh! d’une manière imperceptible – le goût du saumur que je connais fort bien. Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s’en allât se mélanger aux eaux sales de mes ablutions.

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