– Cela tient, dit gravement d’Espinosa, à ce que, me méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j’avais recommandé de forcer un peu la dose du poison. N’importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et de votre palais, qui vous a permis d’éventer le piège auquel d’autres, réputés délicats, s’étaient laissé prendre.
Pardaillan s’inclina poliment, comme s’il était flatté du compliment. D’Espinosa reprit:
– En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie?
– Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent. Fausta elle-même n’aurait pas dû me dire certaines autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d’insistance cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m’expliquer, si complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez l’œuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur continu, en les frappant à coups d’épouvante, si je puis ainsi dire.
– Oui, fit d’Espinosa, d’un air rêveur, vous avez raison; à force d’outrance, j’ai dépassé le but. J’aurais dû me souvenir qu’avec un observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. C’est une leçon; je ne l’oublierai pas.
Pardaillan s’inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu’il avait quand il était satisfait:
– Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je vous prie… Nous avons du temps devant nous.
– J’userai donc de la permission que vous m’octroyez si complaisamment, et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que vous possédez. Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous n’avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu’on vous donnait: il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non pour vous sustenter.
En disant ces mots, d’Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:
– Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d’une force de résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la faim, et là où d’autres succomberaient, de conserver mes forces et ma lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la vérité.
Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de d’Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon rempli d’eau et quelques fruits.
– Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l’état de délabrement dans lequel m’avaient mis cinq longs jours de jeune. Mais si je mangeai peu je profitai de ce que mes gardiens n’avaient d’yeux que pour les provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et menues pâtisseries.
«Ces provisions me furent d’un grand secours et c’est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux. Les dignes moines qui avaient mission de me surveiller n’étaient pas, il faut croire, très perspicaces, car ils n’ont rien vu. Quand mes deux flacons de vin furent vides, j’eus soin de les remplir de l’eau claire, quoique pas très fraîche, qu’on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me priverait pas complètement de nourriture et de boisson.
«Or je tenais à prolonger mon existence autant qu’il serait en mon pouvoir de le faire. J’espérais, pour ne point vous le céler, que vous commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L’événement a justifié mes prévisions et bien m’en a pris d’avoir agi en conséquence.»
– Ainsi, fit lentement d’Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la vôtre: La «machine à hacher» notamment, avec ses hachoirs, son soleil à l’insoutenable éclat, cette succession de froid et de chaud, cet air empuanti, tout cela n’a pas réussi à vous déprimer?
– J’avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les différents incidents qui l’agrémentent, est une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais pas revu, et au surplus, tel n’était pas votre but. Je pensai donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l’asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C’était un moment fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux puisque, aussi bien, il ne m’était pas possible de l’éviter.
D’Espinosa le considéra, longuement sans mot dire, puis, avec un long soupir:
– Quel dommage, fit-il, qu’un homme tel que vous ne soit pas à nous! Que ne serions-nous en droit d’entreprendre, avec succès, si vous étiez à nous?
Et voyant que Pardaillan se hérissait:
– Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste… mais ne se vendent pas.
Et il demeura un moment songeur sous l’œil narquois de Pardaillan, qui l’observait sans en avoir l’air et respectait sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:
– Et maintenant que je suis votre prisonnier – car je suis votre prisonnier, insista-t-il – que comptez-vous faire?
– Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s’il disait la chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d’ouvrir cette fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n’a rien de bien plaisant.
– Et si je refuse? demanda d’Espinosa sans sourciller.
– Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution.
– Soit, dit d’Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble. Au bout du compte, le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi.
– Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j’ai ici des provisions qui dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair que vous succomberez par la faim et la soif. J’ai tâté de ce genre de supplice, je puis vous assurer qu’il est assez affreux. Quand vous ne serez plus qu’un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.
Si fort, si maître de lui qu’il fût, d’Espinosa ne put réprimer un frisson. Le ton sur lequel Pardaillan disait ces mots prouvait qu’il avait longuement médité son acte et que nulle puissance humaine ne l’empêcherait d’exécuter les choses comme il les avait arrangées.
– Nous n’aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que j’éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m’en aller, dire deux mots à Mme Fausta. C’est une satisfaction que j’aurais voulu me donner, je l’avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j’ai accompli, avant, jusqu’au bout, la mission que je m’étais donnée: arracher au roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu’il en soit de même pour vous?
– Que voulez-vous dire? haleta d’Espinosa, qui se redressa comme s’il avait été piqué par un fer rouge.
– Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne saurait mourir avant d’avoir mené à bien la tâche qu’il s’est imposée pour le plus grand profit de notre sainte mère l’Église.
– Démon! rugit d’Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui tenait le plus au cœur.
– Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne sommes nullement logés à la même enseigne. Je m’en irai sans regret. Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre œuvre inachevée. Ceci dit, monsieur, j’attendrai que vous reveniez vous-même sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir!
Et Pardaillan, sans plus s’occuper de d’Espinosa s’accota contre le mur, s’arrangea le mieux qu’il put avec son manteau et parut s’endormir.
D’Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée de sauter sur lui à l’improviste, de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de s’enfuir ensuite l’obsédait. Mais il se dit qu’un homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément. Il comprit que le sommeil du chevalier n’était pas aussi profond qu’il voulait le laisser croire et que, s’il se ruait sur lui, il viendrait certainement se jeter sur la pointe de la dague qu’il lui présenterait.