Il renonça donc à cette idée, qu’il reconnaissait impraticable. Mais en écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète et d’un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C’était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S’il réussissait, c’était sa délivrance et la mort certaine de Pardaillan.
Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée précisément à celle où se trouvait Pardaillan. Celui-ci ne pourrait pas croire à une agression soudaine et peut-être le laisserait-il approcher suffisamment de l’endroit où était placé le ressort qui ouvrait la porte.
Ayant décidé de tenter l’aventure, avec des précautions infinies il se mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer qu’il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger de sa place, lui dit tranquillement:
– Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la sortie… quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre compagnie m’est si précieuse que je ne saurais m’en passer. Veuillez donc venir vous asseoir ici près de moi.
Et sur un ton rude:
– Et n’oubliez pas, monsieur, qu’au moindre mouvement suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons d’ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou nous y resterons ensemble jusqu’à votre mort. Alors je chercherai à me tirer de là. Maintenant que, grâce à vous, je sais où doivent se porter mes recherches, il faudrait que je joue vraiment de malheur pour ne pas trouver.
D’Espinosa se mordit les lèvres jusqu’au sang. Une fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance qu’il savait inutile, il vint s’asseoir près de Pardaillan, ainsi que celui-ci l’avait ordonné, et muet, farouche, il se plongea dans ses pensées.
La situation était terrible. Mourir pour lui n’était rien, et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le cœur, c’était la pensée de laisser son œuvre inachevée.
Tant de vastes projets, tant de grandes entreprises laborieusement amorcées devraient donc rester en suspens, parce que lui, ministre tout-puissant, lui, grand inquisiteur, chef redouté de la plus redoutable des institutions, qui faisait trembler même le pape sur son trône pontifical, lui, d’Espinosa, s’était laissé jouer, bafouer, berner à ce point par un misérable aventurier, gentilhomme obscur, sans feu ni lieu! Et ceci n’était rien: tout au plus piqûre d’amour-propre blessé.
Ce qui était terrible, lamentable, grotesque, c’est qu’il s’était laissé prendre comme un écolier et qu’il était entièrement à la merci de cet aventurier qu’il croyait pousser dans le néant. C’est que, par un incroyable et fabuleux renversement de rôles, lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu’il croyait tenir dans sa main puissante et qui pouvait d’un geste détruire, avec sa vie, tout ce qu’il représentait de puissance, de richesse, d’autorité, d’ambition.
Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le monde religieux lorsqu’on apprendrait que Inigo d’Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux étaient tournés vers lui, attendant qu’il désignât le successeur de Sixte Quint. Quelle stupeur lorsque l’on saurait que cette disparition coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San Pablo où tout lui appartenait!
Quel éclat de rire lorsqu’on apprendrait enfin que le profond politique, le diplomate consommé qu’on le croyait, s’était laissé niaisement saisir, jeter dans une oubliette et finalement tuer. Par qui? Par un aventurier étranger, enfermé à triple tour dans un cachot des sous-sols du couvent, et, qui pis est, débilité par le supplice de la faim. Sa mémoire qu’il eût voulu laisser grande, et sinon respectée du moins redoutée, serait un objet de risée universelle.
Telles étaient les pensées que ressassait d’Espinosa dans son coin.
Pardaillan ne paraissait pas s’occuper de lui. Mais d’Espinosa savait qu’il ne le perdait pas de vue, qu’au moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.
Il n’avait d’ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que le mieux qu’il eût à faire était de s’abandonner à sa générosité: il en tirerait certes plus d’avantages qu’à tenter de se soustraire par la force ou par la ruse.
Il était bien forcé de s’avouer que sur ces deux terrains, comme sur tous les autres, il serait infailliblement battu par cet homme dont il reconnaissait la supériorité. Et il se replongea dans ses pensées.
Après s’être dit qu’il consentirait à la mort pourvu que Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan lui coûterait cher. C’était un petit pas vers la capitulation.
Pour un esprit froid, méthodique comme le sien, le sentiment ne comptait pas, tout se pesait, se calculait à sa juste valeur et, suivant les avantages à en retirer, sa conduite se trouvait toute tracée. Il ignorait le dépit, le faux amour-propre et la crainte de l’humiliation, qui font que, tout en le déplorant, tout en pestant intérieurement, on s’obstine néanmoins dans une voie qu’on sait sans issue.
D’Espinosa était un homme trop supérieur pour ne pas s’élever au-dessus de ces mesquineries excusables chez le commun des mortels. Après s’être dit que la mort de Pardaillan entraînant sa propre mort ne pouvait lui être d’aucune utilité, il voulut envisager la question sous une autre face et se posa ce point d’interrogation: «Est-il bien sûr que, moi mort, il mourra aussi?»
Il n’était pas éloigné de partager l’avis de Fausta, qui prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel était de force à attendre patiemment qu’il fût mort de faim, lui d’Espinosa, ainsi qu’il l’en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait la porte secrète.
Il avait commis l’impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes la découverte du ressort caché n’était pas besogne facile. Elle n’était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.
Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. D’Espinosa savait quels obstacles rendaient la route infranchissable pour qui ne savait pas comment les surmonter. L’instant d’avant, la pensée que quelqu’un, perdu dans les souterrains qu’il faudrait franchir pour arriver au jour, saurait tourner toutes les difficultés, l’eût fait sourire.
Maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant à Henri de Navarre, ce précieux parchemin qu’il avait conquis de haute lutte. Et lui, d’Espinosa, aurait accepté la mort, ce qui n’était rien, aurait abandonné le pouvoir avant d’avoir assuré à jamais la suprématie de l’Église, ce qui était tout à ses yeux, ce qui seul comptait, pour arriver à ce résultat.
Serait-il dément à ce point? Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire hors du royaume, et s’il l’exigeait, pour sa sécurité, l’accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer l’œuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant la mise à exécution et, s’adressant à Pardaillan:
– Monsieur, dit-il, j’ai réfléchi longuement et s’il vous convient d’accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d’ici à l’instant.
– Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi aussi, j’ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s’il vous plaît, les discuter, avant les vôtres… que je devine, au surplus.
D’Espinosa avait peut-être pensé que Pardaillan bondirait de joie à la pensée de sa mise en liberté immédiate. S’il en était ainsi, il dut s’avouer qu’avec ce diable d’homme, il n’était pas possible d’avoir le dernier mot.
Il montrait si peu d’empressement que, après avoir si longtemps hésité à lui rendre la vie et la liberté, il sentait naître en lui une nouvelle inquiétude. Est-ce que cet homme, qui ressemblait si peu aux autres hommes, allait se raviser? Est-ce qu’il allait dire que, sûr de sortir de là par ses propres moyens, il ne s’en irait que lorsque lui, d’Espinosa, serait bel et bien trépassé?
À tout prendre, il comprenait qu’il fût animé d’un désir de vengeance bien légitime. Cette pensée lui donna le frisson de la malemort. Mais il ne laissa rien paraître de ses appréhensions, et ce fut de sa voix calme et assurée qu’il demanda:
– Voyons vos conditions?
– Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai l’Espagne… aussitôt que j’aurai terminé certaines petites affaires que j’ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions que vous vouliez m’imposer.