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Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son nom, et avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec force œillades et madrigaux, les hommes s’effaçaient, lui faisaient place. Que si quelque péronnelle s’avisait de récriminer, on lui fermait la bouche en disant:

– C’est la Giralda!

C’est ainsi qu’elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, dans cette foule, car la place était déjà envahie longtemps avant l’heure, dans cette foule où se voyaient quantité de femmes, le hasard voulut qu’elle se trouvât seule à l’endroit où elle aboutit. Autour d’elle, elle n’avait que des hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.

Jusqu’aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur admiration en l’autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à passer de l’autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l’air et de l’espace devant elle, délivrée de l’atroce torture de se sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.

Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main jusqu’à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de l’enceinte réservée au populaire.

En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous la lumière éblouissante d’un soleil à son zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes et sa cour d’adorateurs.

Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les galants cavaliers qui l’avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu’à cette place d’honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires. Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, déteintes par les pluies et je soleil. Et si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi.

Cet effroi lui-même se fût changé en affolement si elle avait pu remarquer les signes d’intelligence que des hommes échangeaient entre eux et avec les deux complaisants soldats, raides et immobiles, et les yeux ardents avec lesquels tous paraissaient la couver, comme une proie sur laquelle ils allaient fondre!

Mais la Giralda, tout à son bonheur de se voir si merveilleusement placée, ne remarqua rien. Et quant au Torero, qui, lui, n’eût pas manqué de faire ces remarques et se serait empressé de la conduire ailleurs, il était, malheureusement, occupé ailleurs.

Pardaillan était parti de l’hôtellerie vers les deux heures. La course devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour franchir une distance qu’il eût pu facilement parcourir en un quart d’heure.

Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu’il était à égrener un énorme chapelet qu’il avait à la main. Seulement de distance en distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait un signe imperceptible tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu par un autre signe, s’élançait aussitôt vers une destination inconnue et disparaissait en un clin d’œil.

Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, que diable! N’était-il pas invité directement par le roi en personne? Il ferait beau voir qu’on ne trouvât pas une place convenable pour le représentant de Sa Majesté le roi de France!

Quant à se dire qu’après son algarade de l’avant-veille, où il avait si fort malmené, dans l’antichambre du roi, le seigneur Barba-Roja, sous les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon plutôt cavalière; quant à se dire qu’après l’avertissement que lui avait donné Mgr d’Espinosa qui, de plus, l’avait fait passer par des transes qui lui donnaient encore le frisson quand il y pensait; quant à se dire qu’il serait peut-être prudent à lui de ne pas se montrer à ces puissants personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la male mort, Pardaillan n’y pensa pas.

Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être furieuse d’avoir vu s’écrouler le joli projet qu’elle avait formé de le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l’avoir vu assommer à coups de banquette les estafiers qu’elle avait lâchés sur lui et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et narquois. Il ne pensa pas davantage que Mme Fausta n’était pas femme à accepter bénévolement sa défaite et que, sans doute, elle préparait une revanche terrible.

Sans compter le menu fretin tel que le señor de Almaran, dit Barba-Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline et ce cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti, sans compter toute la prêtraille de l’Inquisition et toute la moinerie d’Espagne.

Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu’il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu’il ignorait complètement l’arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc et le cardinal réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, attendaient impatiemment d’être remis de leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur avait mis à leur disposition.

Pardaillan ne se dit rien de tout cela. Ou s’il se le dit, il passa outre, ce qui revient au même.

Pardaillan ne se dit qu’une chose: c’est que le fils de don Carlos, pour lequel il s’était pris d’affection, aurait sans: doute besoin de l’appui de son bras, et avec son insouciance accoutumée il allait au secours de son ami, sans s’inquiéter des suites que sa générosité pourrait avoir pour lui-même.

Pardaillan allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais tout en avançant d’un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait l’œil aux aguets et la main sur la garde de l’épée.

De temps en temps il se retournait d’un air indifférent. Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas, avait un air si confit en dévotion qu’il ne lui vint pas à l’esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de près.

Toutefois nous n’oserions l’affirmer, car Pardaillan avait des manières à lui de s’amuser à froid, qui étaient quelque peu déconcertantes et qui faisaient qu’on ne savait pas au juste à quoi s’en tenir avec ce diable d’homme.

Quoi qu’il en soit, il n’était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu’il se mit à renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.

«Oh! oh! songea-t-il; je sens la bataille!»

Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu’il avait surprise, lui revint à la mémoire.

– Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu’il s’agissait d’un simple coup de main. Je m’aperçois que la chose est autrement grave que je n’imaginais.

D’un geste que la force de l’habitude avait rendu tout machinal, il assujettit son ceinturon et s’assura que l’épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il s’arrêta net au milieu de la rue.

– Tiens! fit-il avec stupeur, qu’est-ce que cela?

Cela, c’était sa rapière.

On se souvient qu’il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au parquet truqué. On se souvient qu’en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des mains d’un éclopé et l’avait emportée.

Chaque fois qu’un homme d’action, comme Pardaillan, mettait l’épée à la main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame. L’adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser. Les règles du combat étant loin d’être aussi sévères que celles d’à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié, sans qu’il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l’importance capitale qu’il y avait à ne se servir que d’armes éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et entretenues par leur propriétaire.

Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à l’entretien des siennes. De retour à l’auberge il avait mis de côté l’épée conquise, réservant à plus tard d’éprouver l’arme. Il avait incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer celle perdue.

Or Pardaillan venait de s’apercevoir là, dans la rue, que la rapière qu’il avait au côté était précisément celle qu’il avait ramassée la veille et mise de côté.

– C’est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l’avoir prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?

Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l’épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tout sens, et finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l’air.

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