– Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce n’est pas là l’épée que j’ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.
Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:
– Non, je ne vois pas. Personne n’a pénétré dans ma chambre. Et pourtant… c’est inimaginable!…
Un moment il eut l’idée de retourner à l’auberge changer son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible, résistante, bien en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit aucun défaut, aucune tare, ne vit rien de suspect.
Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en bougonnant:
– Ma parole, avec toutes leurs histoires d’inquisition, de traîtres, d’espions et d’assassins, ils finiront par faire de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas notre temps à l’aller changer, alors qu’il se passe des choses vraiment curieuses autour de moi.
En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d’éveiller l’attention d’un observateur comme Pardaillan, qui connaissait bien la ville maintenant.
À l’heure qu’il était, la plus grande partie de la population s’écrasait sur la place San-Francisco, quelques quarts d’heure à peine séparant l’instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d’une ville abandonnée. Si vaste que fût la place San-Francisco, on ne pouvait raisonnablement supposer qu’elle contenait toute la population. Et la ville était autrement populeuse et importante que de nos jours.
Il fallait donc supposer que tous ceux qui n’avaient pu trouver de place sur le lieu de la course s’étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quelle catastrophe menaçait donc la cité? Quel mot d’ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant la place? voilà ce que se demandait Pardaillan.
Et voici qu’en approchant de la place il vit des compagnies d’hommes d’armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place. Des soldats s’installaient dans la rue, des compagnies pénétraient dans certaines maisons et ne ressortaient plus. Et au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s’échelonnaient, établissant un vaste cordon autour de cette place.
Et ces soldats laissaient passer sans difficulté tous ceux qui se rendaient à la course et ceux, beaucoup plus rares, qui s’en retournaient, n’ayant pu sans doute trouver une place à leur convenance.
Alors que faisaient là ces soldats?
Pardaillan voulut en avoir le cœur net, et comme il avait encore du temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.
Partout les mêmes dispositions étaient prises. C’étaient d’abord des soldats qui s’engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient, invisibles. Puis d’autres compagnies occupaient le milieu de la rue. Puis plus loin des cavaliers, et par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des canons.
Ainsi un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident que lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait impossible à quiconque de passer, soit pour entrer soit pour sortir.
En constatant ces dispositions, Pardaillan eut un claquement de langue significatif.
Mais ce n’est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n’y avait pas à s’y méprendre. Il venait d’assister à une manœuvre d’armée exécutée avec calme et précision. Or il lui semblait que, en même temps que cette manœuvre, une contre-manœuvre, exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait nettement, sous les yeux des troupes royales, sans qu’on fît rien pour la contrarier.
En effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient qui paraissaient obéir à un mot d’ordre. En apparence, c’étaient de paisibles citoyens qui voulaient, à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l’œil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.
Dès lors tout fut clair pour lui. Il venait d’assister à la manœuvre des troupes royales. Maintenant il voyait la contre-manœuvre des conjurés achetés par Fausta. Pour lui, il n’y avait pas de doute possible, ces retardataires, qui voulaient voir quand même, c’étaient les troupes de Fausta chargées de tenir tête à l’armée royale, de sauver le prétendant, représenté par le Torero, c’était la mise à exécution de la tentative de révolution.
Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues occupées par les troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de fortune s’improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses défoncées, charrettes renversées s’empilaient pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des groupes de curieux.
Et Pardaillan qui avait vu les grands jours de la Ligue à Paris, lorsque le peuple s’armait, descendait dans la rue, acclamait Guise, forçait le Valois à fuir, Pardaillan notait que ces prétendus échafaudages ressemblaient singulièrement à des barricade [5] .
Et il se disait: «De deux choses l’une: ou bien M. d’Espinosa a eu vent de la conspiration, et s’il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément position, c’est pour mieux les tenir et qu’il leur réserve quelque joli coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou bien il ne sait rien et alors ce sont ses troupes qui me paraissent bien exposées. Dans ce cas, si habilement exécutée que soit la manœuvre, je ne comprends pas qu’il ne se trouve pas là un seul officier capable de donner l’éveil à ses chefs. Quoiqu’il en soit, du diable si je m’attendais à un combat aussi sérieux, et que la peste m’étrangle si je sais pourquoi je viens risquer mes os dans cette galère!»
Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s’en fût retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n’avait rien à voir dans la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait sa logique à lui, qui n’avait rien de commun avec celle de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans l’enceinte par la porte d’honneur, en faisant sonner bien haut son titre d’ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.
À ce moment le roi parut, sur son balcon, aménagé en tribune. Un magnifique vélum de velours rouge, frangé d’or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil. En outre des palmiers, dans d’énormes caisses, étendaient sous le vélum le parasol naturel de leurs larges feuilles.
Le roi s’assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M. d’Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent place sur l’estrade, chacun selon son rang.
À côté d’Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le page d’un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté alors qu’il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d’un riche coussin de velours était placé à la gauche de l’inquisiteur, sur lequel le page s’était assis le plus naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son fauteuil, n’avait qu’à tourner la tête à droite ou à gauche pour s’entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire, jalousé par les plus grands du royaume qui se voyaient relégués dans l’ombre par la rigoureuse étiquette.
Ce mystérieux page n’était autre que Fausta.
Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d’Espagne comme unique héritier de la couronne de France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n’avait cependant pas abandonné la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.
L’une de ces conditions était qu’elle assisterait à la course dans la loge royale et qu’elle y serait placée de façon à pouvoir s’entretenir en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale, voire le costume de celui qui se présenterait ainsi.
D’Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu’elle ne posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s’empressa d’accorder tout ce qu’elle demandait. Quant au roi, mis au courant, il ratifia d’autant plus volontiers que toutes les autres conditions de Fausta concernaient uniquement Pardaillan contre qui elle apportait une aide d’autant plus précieuse que désintéressée.