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Or le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette manière de routier sans feu ni lieu, qui l’avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu l’audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence qui réclamait un châtiment exemplaire. Le roi avait la rancune tenace, et s’il s’était résigné à patienter, reconnaissant la valeur des arguments fournis par Espinosa et Fausta réunis, il ne renonçait pas pour cela à se venger. Bien au contraire, c’était pour mieux assurer sa vengeance et la rendre plus terrible qu’il consentait à ronger son frein.

Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre importance. De là, les acclamations s’étendirent au peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige à dire qu’elles furent là moins nourries. L’aspect plutôt sinistre du roi n’était pas fait pour déchaîner l’enthousiasme parmi la foule. Mais enfin, tel que, c’était, en somme, satisfaisant.

Le roi remercia de la main et aussitôt un silence solennel plana sur cette multitude. Non par respect pour Sa Majesté, mais simplement parce qu’on attendait qu’Elle donnât le signal de commencer.

C’est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car d’Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait escompté qu’il aurait l’audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions en conséquence. C’est ainsi qu’une place d’honneur avait été réservée à l’envoyé de S. M. le roi de Navarre.

Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent toutes les autres personnes assises, s’efforçait de regagner sa place. Mais le passage au milieu d’une foule de seigneurs et de nobles dames, tous exagérément imbus de leur importance, mécontents au surplus d’être dérangés au moment précis où la course allait commencer, ce passage ne se fit pas sans quelque brouhaha.

D’autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui s’excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée, l’œil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades quand on ne s’effaçait pas de bonne grâce. Cette manière de faire soulevait sur son passage des grognements qui s’apaisaient prudemment dès qu’on observait sa mine résolue, mais reprenaient de plus belle dès qu’il s’était suffisamment éloigné.

Bref, cela fit un tel tapage qu’à l’instant les yeux du roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées là se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci de l’étiquette, sans s’inquiéter des protestations, sans paraître le moins du monde intimidé par l’universelle attention fixée sur lui, se dirigeait vers sa place, comme on monte à l’assaut.

Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe. Il se tourna vers d’Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre à témoin du scandale.

Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait:

– Laissez faire. Bientôt nous aurons notre tour.

Philippe approuva d’un signe de tête et se retourna, de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place.

Or une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu’il était toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu’il était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu’on s’accordait à trouver extraordinaires, c’est que son aventure avec Barba-Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout, et si l’on s’émerveillait de la force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une des premières lames d’Espagne, maté et corrigé comme un gamin turbulent l’homme le plus fort du royaume, on s’étonnait et on s’indignait quelque peu que l’insolent n’eût pas été châtié comme il méritait.

Son nom était dans toutes les bouches, et l’amour-propre national s’en mêlant, sans s’en douter le moins du monde, il se trouvait qu’en rossant Barba-Roja, il s’était attiré la haine d’une foule de gentilshommes qui, puisque le roi le laissait impuni, brûlaient de venger l’affront fait à un des leurs. Barba-Roja, qui vivait solitaire comme un ours, ne s’était jamais connu autant d’amis.

Il ressort de ce qui précède que les gentilshommes, tant soit peu heurtés au passage par Pardaillan, s’étaient demandé qui était ce personnage qui les traitait avec un pareil sans-gêne. Comme une traînée de poudre, son nom, prononcé par un quelconque témoin de la scène de l’antichambre, avait volé de bouche en bouche.

Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d’œil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes. N’eussent été le lieu et la présence du roi, il eût été provoqué séance tenante par vingt, cinquante énergumènes qu’il n’avait jamais vus.

Et comme notre chevalier n’était pas homme à se laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s’asseoir il resta un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l’étiquette.

Et voici qu’au moment où il provoquait ainsi du regard ces ennemis inconnus, voici que les trompettes lancèrent à toute volée, dans l’air lumineux, l’éclat aigu de leurs notes cuivrées.

C’était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. Mais s’il éclatait à ce moment, c’était par suite d’une méprise déplorable: un geste du roi mal interprété.

Il n’en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis où Pardaillan allait s’asseoir, paraissaient saluer l’envoyé du roi de France.

C’est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l’officier coupable d’avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l’ordre aux trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.

C’est ce que comprirent les furieux qui entouraient Pardaillan et qui firent entendre des protestations violentes.

C’est ce que comprit enfin le chevalier lui-même, car il fit cette réflexion dans son for intérieur: «Peste! on me rend les honneurs! Ah! mon pauvre père, que n’êtes-vous là pour voir votre fils ainsi honoré!»

On se tromperait également si on croyait qu’il fut dupe de l’erreur. Il n’était pas homme à se leurrer à ce point. Mais c’était un incorrigible pince-sans-rire que notre héros. Il trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n’était qu’un hasard fortuit. Et comme il n’avait pas le moindre souci du respect dû à une tête couronnée, surtout quand cette tête lui était antipathique, il résolut de «se la payer» à l’instant même.

«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.»

Et avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l’œil l’intense jubilation de l’homme qui s’amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu’il était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un salut d’une ampleur démesurée.

Par comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour jeter l’ordre d’arrêter l’officier qui avait fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et comme c’était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu’il connaissait et approuvait.

C’était plus que n’espérait Pardaillan, qui s’assit alors paisiblement en jetant des coups d’œil satisfaits autour de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec aux lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.

Pardaillan s’assit et, nouvelle coïncidence fâcheuse, résultant de la sonnerie des trompettes, mais qui n’en fit pas moins pâlir de fureur le roi, le premier taureau fit son entrée dans la piste.

En sorte que Pardaillan, sur les gradins, salué par les trompettes, faisant commencer le spectacle en s’asseyant, apparaissait comme le vrai président de la course, celui que les amateurs de corridas modernes appellent l’ayuntamiento… comme la Giralda, placée en avant de la foule, assise entre deux hommes d’armes, paraissait comme la reine de la fête.

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