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Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus aux importuns. Mais quand il les avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et revenait avec acharnement au blessé, qu’il voulait, c’était visible, atteindre à tout prix.

Les serviteurs de Barba-Roja, voyant le taureau, plus furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l’inutilité des efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et s’empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.

Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines étreintes par l’horreur et l’angoisse. Déjà l’effroyable boucherie du malheureux cheval avait ébranlé les nerfs de plus d’un qui se croyait plus résistant. Plus d’une noble dame s’était évanouie, plus d’une poussait de véritables hurlements, comme si elle se fût sentie menacée elle-même.

La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, qu’à l’exaspérer davantage, si possible.

À moins d’un miracle, c’en était fait de Barba-Roja. Tous le comprirent ainsi.

Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d’Espinosa et, froidement:

– Je crois, dit-il, qu’il vous faudra vous mettre en quête d’un nouveau garde du corps pour mon service particulier.

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire en faveur de l’homme qui, à tout prendre, l’avait, durant de longues années, servi avec fidélité et dévouement.

Aussi froidement, d’Espinosa s’inclina pour manifester que c’était aussi son avis.

Cependant le taureau arrivait sur l’homme, toujours étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s’en tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l’homme pouvait espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête montrait le même acharnement qu’elle avait montré pour le cheval, il n’y avait pas d’armure assez puissante pour résister à la force des coups redoublés qu’elle lui porterait. La bête ne le lâcherait que lorsqu’il serait réduit, comme le cheval, à l’état de bouillie sanglante.

Et maintenant quelques toises à peine la séparaient de son ennemi inerte…

Déjà plus d’un et plus d’une fermaient les yeux pour ne pas voir l’horrible massacre, les cris de terreur et d’effroi déchirèrent l’air, la confusion et l’agitation stérile redoublaient à distance respectueuse de la bête près d’atteindre son but.

À ce moment un frémissement prodigieux, qui n’avait rien de commun avec le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l’angoisse.

Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, sans s’occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues adjacentes:

– Noël! Noël! pour le brave gentilhomme.

Dans la tribune royale le même frisson de curiosité et d’espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette pour se bousculer derrière le roi, s’approcher de la rampe du balcon pour voir.

Jusqu’au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors du balcon, oubliant de remarquer et de relever, comme il convenait, comme il n’eût pas manqué de le faire en toute autre circonstance, le manquement à l’étiquette de ses dignitaires, pour voir.

Le grand inquisiteur lui-même s’oublia au point de s’accoter à la rampe, tout comme le roi, pour voir.

Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui tremblaient légèrement, seul indice de l’émotion qu’elle ressentait intérieurement.

Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, tous ils voulaient voir.

Voir quoi?

Ceci:

Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la bête et Barba-Roja.

Et tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l’acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur l’assemblée haletante.

Le roi, sans paraître choqué de voir d’Espinosa à côté de lui, lui dit à voix basse, avec un sourire livide:

– Monsieur de Pardaillan!

Il y avait dans la manière dont il prononça ces paroles de la stupeur et aussi de la joie, ce qu’il traduisit en ajoutant aussitôt:

– Par le Dieu vivant! cet homme est fou! N’importe, je n’eusse jamais osé rêver une vengeance aussi complète et il me donne là, gratuitement, une satisfaction que j’eusse payée trop cher. Je crois, monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache sans que nous y soyons pour rien. J’en suis fort aise, car ainsi mon bon cousin de Navarre ne pourra me reprocher d’avoir manqué aux égards dus à son représentant.

– Je le crois aussi, sire, répondit d’Espinosa avec son calme accoutumé.

– Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.

– Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de sa peau.

Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui impressionna fortement le roi et d’Espinosa:

– Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement cette brute.

– Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.

– Je vous l’ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la couronne. La mort qui frapperait inévitablement tout autre, la mort même s’écarte devant lui. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, et si vous voulez le frapper il faudra recourir au moyen que je vous ai indiqué.

Le roi regarda d’Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout songeur.

D’Espinosa, plus sceptique que le roi, ne fut pas moins frappé de l’accent de conviction profonde avec lequel Fausta avait parlé.

– Nous allons bien voir, murmura-t-il à l’oreille du roi.

Si bas qu’il eût parlé, Fausta l’entendit.

– Voyez et soyez convaincu, dit-elle simplement.

Le taureau cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet adversaire inattendu, s’était arrêté comme s’il eût été étonné. Et c’est pendant l’instant très court où il resta ainsi face à face avec Pardaillan que le dialogue que nous venons de transcrire se déroulait dans la loge royale.

Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son adversaire, et presque aussitôt il la redressa et porta un coup foudroyant de rapidité.

Pardaillan attendait le choc avec ce calme prodigieux qu’il avait dans l’action. Il s’était placé de profil devant la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à droite, de façon à bien viser l’endroit où il voulait frapper [6] .

Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et vint s’enferrer lui-même.

Pardaillan s’était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en effaçant à peine sa poitrine.

Enferré, le taureau ne bougea plus.

Et alors ce fut un instant d’angoisse affreuse parmi les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.

Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?

Et le téméraire gentilhomme qui semblait mué en statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît et le mît en pièces?

Des foules de points d’interrogation se posaient ainsi à l’esprit des spectateurs. Mais nul ne comprenait, nul ne savait, n’aurait pu donner une explication plausible.

Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. Les respirations étaient suspendues, et depuis le roi, jusqu’au plus humble des hommes du peuple, pour des faisons différentes, tous haletaient.

[6] On remarquera que c’est précisément la position classique du torero qui se prépare à tuer, ou, pour employer le jargon taurin, à matar. (Note de M. Zevaco.)


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