À vrai dire, le chevalier n’était guère plus fixé que les spectateurs.
Il voyait bien que la dague s’était enfoncée jusqu’à la garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment grave? N’allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu’il venait de lui porter?
C’est ce que se demandait Pardaillan…
Mais il n’était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d’en avoir le cœur net coûte que coûte. Brusquement, il retira l’arme qui apparut rouge de sang, et s’écarta, au cas, improbable, d’une suprême révolte de la bête.
Brusquement, le taureau foudroyé tomba comme une masse.
Alors ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu’on craignait de ne pouvoir emmagasiner assez d’air pour actionner les poumons violemment comprimés.
Sous l’influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots convulsifs; d’autres, au contraire, riaient aux éclats, les unes et les autres sans savoir pourquoi, sans qu’il leur fût possible de réprimer leur accès. Des hommes qui ne se connaissaient pas se congratulaient en souriant.
Ce fut un soulagement universel d’abord, puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation délirante à l’adresse de l’homme courageux qui venait d’accomplir cet exploit. N’eût été le respect imposé par la présence du roi, la foule, sans se soucier des gardes, qui d’ailleurs n’étaient pas les derniers à crier: Noël! la foule eût envahi la piste pour porter en triomphe le chevalier de Pardaillan, vainqueur de la brute.
Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à contempler d’un œil rêveur et attristé l’agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux à l’époque, il venait de mettre à mort.
En ce moment il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains gentilshommes qui l’avaient dévisagé d’un air provocant. Il oubliait Fausta et son trio d’ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants l’eussent foudroyé à distance s’ils en avaient eu le pouvoir, et d’Espinosa et ses hommes d’armes, et ses inquisiteurs et ses nuées de moines espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient. Il oubliait tout pour ne songer qu’à la bête à laquelle il venait de porter le coup mortel.
Après avoir longuement considéré le taureau expirant il murmura avec un accent de pitié inexprimable:
– Pauvre bête!…
Ainsi, dans l’ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l’eût infailliblement broyé s’il n’eût pris les devants.
C’est que la bête, une vulgaire brute féroce, supérieure en cela aux hommes civilisés, nobles et puissants qui le considéraient encore en ce moment avec des visages convulsés par la haine, la bête donc – la brute sauvage si l’on veut – l’avait, elle, du moins, loyalement attaqué en face. La brute s’était comportée noblement… Il est vrai que ce n’était qu’une ignoble brute.
En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur la dague qu’il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût.
Invinciblement son regard revint au taureau, maintenant raidi, plongé dans l’éternel repos, et son naturel insouciant reprenant le dessus: «En bonne foi, songea-t-il, il m’aurait proprement encorné, si je l’avais laissé faire. Après tout, j’ai défendu ma carcasse.»
Et avec son sourire goguenard, il ajouta:
– Que diable, vaille que vaille, ma carcasse vaut bien celle d’un taureau!
Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba-Roja qui emportaient leur maître toujours évanoui et machinalement ses yeux allèrent alternativement du colosse qu’on emportait à la bête qu’on s’apprêtait déjà à traîner hors de la piste.
Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, tandis qu’il songeait: «Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de l’homme qu’on emporte là-bas ou de la bête que j’ai stupidement sacrifiée? Qui sait si mon geste n’aura pas de conséquences funestes et si je ne regretterai pas amèrement d’avoir sauvé cette brute humaine?»
Il secoua la tête comme pour chasser les idées qui l’obsédaient et bougonna:
– Je deviens mauvais, ma parole! Allons, mordieu! une vie humaine vaut bien le sacrifice d’une bête, au surplus condamnée d’avance et par d’autres que moi!
Et sa mauvaise humeur ayant besoin d’un dérivatif, selon son habitude il la fit retomber sur lui-même en s’admonestant vertement: «Tout ceci ne serait pas arrivé si j’avais suivi les bons conseils de mon pauvre père, lequel ne cessait de me répéter qu’il ne faut point se mêler de ce qui ne vous regarde pas. Si le señor Barba-Roja avait été mis à mal par le taureau, c’est qu’il avait bien cherché, que diantre! En quoi cela me regardait-il, moi, et qu’avais-je à y faire? Tous ces honorables hidalgos ont-ils éprouvé le besoin d’intervenir? Non, cornes du diable! Et pourtant c’était un compatriote, un ami qui était en péril. Il a fallu que moi seul je fusse piqué de l’impérieux désir de sauter dans la piste et que je vinsse ici faire la bravache! Que la quartaine me tue de male mort! Toute ma vie durant je resterai donc le même animal stupide et inconséquent! J’ai beau prendre les résolutions les plus honnêtes, les plus raisonnables, je ne sais quel démon malfaisant habite en moi et me souffle les gestes les plus incongrus que je m’empresse de mettre à exécution. C’est à désespérer! Car enfin; ne fut-ce que par respect pour la mémoire de monsieur mon père, je devrais au moins suivre ses sages avis. Malheur de moi! je finirai! mal; C’est certain.»
Qu’on n’aille pas croire qu’il se jouait à lui-même la comédie du sentiment. Ce serait bien mal connaître notre héros que de croire qu’y n’était pas parfaitement sincère.
Et comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l’intention de le féliciter, il s’éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui l’abordaient, la bouche en cœur, tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n’était pas quelque peu dément.
Sans se soucier de ce qu’on pouvait dire et penser, Pardaillan s’en fut retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu’on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner le prince au moment où il aurait besoin de l’appui de son bras.
Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. Mais alors que partout ailleurs – ou à peu près – on souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, sa mort. «On» s’applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à d’Espinosa.
Toutefois si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, sous l’empire de la superstition qui lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu’il serait vainqueur de la brute.
Lorsque le taureau s’abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:
– Eh bien! qu’avais-je dit?
– Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.
– Je crois, madame, dit d’Espinosa, avec son calme habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu’en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n’en vois pas d’autre. Je m’en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.
– Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.
Le roi était l’homme des procédés lents et tortueux et des dissimulations patientes, autant qu’il était tenace dans ses rancunes.
– Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.
D’Espinosa, à qui s’adressaient plus particulièrement ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et lentement, laconiquement, avec un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de hache:
– Trop tard! dit-il.
Fausta respira. Elle, avait craint un instant que le grand inquisiteur n’acquiesçât à la demande du roi.
Philippe considéra à son tour un moment son grand inquisiteur en face, puis il détourna négligemment la tête sans plus insister.
Ce simple geste du roi, c’était la condamnation de Pardaillan.