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Il va sans dire que le dogue du roi était un instrument inconscient entre les mains de Fausta, laquelle avait prudemment évité d’entrer en relations avec lui. Il ne fallait pas, en effet, que le prince pût la soupçonner d’être pour quelque chose dans la disparition et la mort de sa fiancée. Du moins, pas tant que le prince ne serait pas devenu son époux. Après, la chose n’aurait plus d’importance.

Fausta n’avait pas hésité. L’intelligence de Barba-Roja était loin d’égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et avec cette familiarité cynique qu’il affectait quand il se trouvait seul avec le dogue du roi, il avait conclu en disant:

– Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous le lui renverrez… quelque peu endommagé. Croyez-moi, c’est là une vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous rêvez. Ne voyez-vous pas d’ici sa douleur et son désespoir en retrouvant flétrie, déshonorée, celle qu’il adore?

Et Barba-Roja, donnant tête baissée dans le panneau, s’était écrié:

– Par la Vierge sainte! ton idée est magnifique. Ah! le Français du diable est féru d’amour pour la gente bohémienne! Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens si je ne lui enlève pas la belle à son nez et à sa barbe! Et quand j’en serai las, je la lui renverrai, comme tu dis, mais non pas vivante… il serait capable de s’en contenter. Je la lui renverrai avec six pouces de fer dans la gorge. Et j’espère bien que le ciel me donnera cette joie de le voir crever de rage et de désespoir sur le cadavre de celle qui aura été la jolie Giralda!

Barba-Roja étant lancé sur cette piste, par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l’ordre de prendre part à la course. Le roi s’était fait tirer l’oreille. Il n’avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop facile.

Mais d’Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une manière de montrer que les coups de Pardaillan n’étaient pas, au demeurant, si terribles, puisqu’ils n’empêchaient pas celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le roi s’était laissé convaincre, et c’est ainsi que le Torero s’était trouvé, à son grand déplaisir, avoir pour voisin l’homme qui convoitait sa fiancée.

Quant à Barba-Roja il ne se tenait pas de joie, et malgré que son bras le fît encore souffrir, il s’était juré d’estoquer proprement son taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s’étendait sur lui au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en disgrâce. Car c’était une faveur d’être désigné par le roi pour alancear en coso.

Par cette dernière précaution, Fausta s’était sentie plus tranquille. Barba-Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba-Roja, blessé par le taureau, ne pourrait participer à l’enlèvement de la jolie bohémienne, Centurion et ses hommes opéreraient sans lui et à son lieu et place. L’essentiel étant que la Giralda disparût, pour le reste, le colosse la retrouverait quand il serait remis de ses blessures.

Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu’on avait à leur opposer du côté adverse.

D’une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement ignorante des dangers qu’elle court, naïvement heureuse de ce qu’elle croit un hasard qui lui permet d’admirer, en bonne place l’élu de son cœur.

D’autre part, un jeune homme, El Torero. S’il avait des appréhensions, c’était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l’avertissait qu’elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu’il l’avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé. Pour mieux dire, il n’y croyait pas du tout.

Quelle apparence que le roi, maître absolu du royaume, eût recours à un assassinat alors qu’il lui était si facile de le faire arrêter? Il restait persuadé qu’il était d’illustre famille. De là à se croire de Sang royal, il y avait loin. Cette Mme Fausta le croyait décidément plus naïf qu’il n’était.

Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était d’être assailli par quelques coupe-jarrets, et, Dieu merci! il se sentait de force à se défendre vigoureusement. Et sur ce point, comme il n’était ni borgne ni manchot, il verrait venir. D’ailleurs, on ne viendrait pas l’attaquer dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n’est pas non plus dans les coulisses de l’arène, coulisses à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu’on viendrait lui chercher noise. Donc toutes les histoires de Mme Fausta n’étaient que… des histoires.

S’il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude.

Enfin il y avait Pardaillan.

Pardaillan sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul, absolument seul.

Pardaillan, malheureusement s’était écarté de l’excavation par où il entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle souterraine où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune fille fût menacée.

En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. Il savait que l’action serait chaude et qu’il y laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu’il serait là et la mort seule eût pu l’empêcher de tenir sa promesse.

Chose incroyable, l’idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs qui s’étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, lui, que le Torero. Non. Il crut que tout cela était à l’adresse de son jeune ami. L’extravagante modestie, qui était le fond de son caractère, faisait qu’il n’avait jamais pu se résoudre à s’accorder à soi-même la valeur et l’importance que tous, grands et petits, lui accordaient.

Et quand, par hasard, une occasion se présentait où il lui était impossible de ne pas s’apercevoir que l’admiration ou la terreur allait à lui, Pardaillan, et non à d’autres, il se trouvait «tout bête» et sincèrement ébahi. Il paraissait toujours se demander: «Qu’ai-je donc fait de si extraordinaire?»

L’extraordinaire était qu’il trouvait ses actes très naturels et très ordinaires.

De ce qu’il ne se croyait pas directement menacé, il ne s’ensuit pas qu’il s’estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de seigneurs dont il sentait la sourde hostilité. Il se disait, au contraire, avec cette franchise bougonne qui lui était particulière quand il jugeait à propos de s’admonester soi-même: «Qu’avais-je besoin de venir me fourrer dans ce guêpier? Du diable si M. d’Espinosa ou Mme Fausta, dans la mêlée que j’entrevois, ne trouvent pas l’occasion propice de m’expédier dans l’autre monde, ainsi qu’ils en grillent d’envie. Ce serait, par ma foi, bien fait pour moi, car enfin, je suis d’âge à me conduire raisonnablement, ou je ne le serai jamais. Or, mon pauvre père me l’a répété maintes fois: la raison commande de ne point se mêler de ce qui ne vous regarde pas. Mais voilà! avec ma sotte manie de faire le joli cœur, il faut toujours que je m’aille fourrer là où je n’ai que faire. Que la peste m’étouffe si cette fois-ci n’est pas la dernière!»

Et avec son sourire railleur, il ajouta:

– Si toutefois j’en réchappe…

Mais après s’être ainsi libéralement invectivé, selon son habitude, il resta quand même. Et comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais, toute son attitude devint une provocation qui s’adressait à une multitude.

Comme on le voit, la partie était loin d’être égale, et comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d’être emporté par la tourmente.

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