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– Comment, grâce à moi? s’écria le Torero qui ne savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s’il était en train de se moquer de lui.

Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n’y avait pas à se méprendre:

– Sans doute. Vous m’avez, dans nos conversations, si bien dépeint la bête, vous m’avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous m’avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer, vous m’avez si magistralement montré l’anatomie de son corps, enfin vous m’avez indiqué de façon si nette et si exacte l’endroit précis où il fallait la frapper, que je n’ai eu qu’à me souvenir de vos leçons, qu’à suivre à la lettre vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Ce n’était vraiment pas la peine de tant vanter – comme je l’entends faire autour de moi – la force extraordinaire, et la ruse, et la férocité de cette pauvre bête. Je laisse de côté son courage, qui est indéniable. Pour tout dire, en cette affaire, je n’ai eu, quant à moi, qu’à garder un peu de sang-froid. C’est peu, vous en conviendrez, pour faire de moi le triomphateur qu’on veut en faire. Tout l’honneur du coup, si tant est qu’honneur il y a, vous revient, en bonne justice.

Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin des énormités qu’il venait d’entendre, et d’un air où il y avait autant d’effarement que d’indignation, il s’écria:

– Vous avez une manière de présenter les choses… tout à fait particulière.

Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire. Et le Torero ne put s’empêcher de partager son hilarité.

– Je présente les choses telles qu’elles sont, dit Pardaillan en riant toujours. L’Évangile a dit: «Il faut rendre à César ce qui appartient à César.» Moi qui ne suis pas un croyant, il s’en faut, je mets cependant ce précepte en pratique. Et puisque don César vous êtes, il est juste que je vous rende ce qui vous revient.

Le Torero rit plus fort en entendant l’affreux jeu de mots du chevalier.

– Mais; chevalier, dit-il quand son hilarité fut calmée, je vous retournerai ce précepte de l’Évangile que vous invoquez et je vous dirai que le merveilleux, l’admirable, ce qui fait vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez à être, c’est, précisément, d’avoir su garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d’aussi magistrale manière les pauvres indications que j’ai eu le bonheur de vous donner. Savez-vous, chevalier, que moi qui vis depuis l’enfance au milieu des taureaux, moi qui les élève et les connais mieux que personne, moi qui connais cent manières différentes de les leurrer, je n’oserais me risquer qu’à toute extrémité à tenter le coup que vous avez eu l’audace d’essayer pour votre début.

– Mais vous le tenteriez quand même. Donc vous le réussiriez comme moi. Mais laissons ces fadaises et parlons sérieusement. Savez-vous, à votre tour que vous êtes en droit de me garder quelque rancune de ce coup qu’il vous plaît de qualifier de merveilleux?

– Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?

– Parce que sans ce coup-là, à l’heure qu’il est, je crois bien que le seigneur Barba-Roja aurait rendu son âme à Dieu.

– Je ne vois pas…

– Ne m’avez-vous pas dit que vous lui vouliez la male mort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire qu’il ne mourrait que de votre main.

En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son œil scrutateur le loyal visage de son jeune ami.

– Je l’ai dit, en effet, répondit le Torero, et j’espère bien qu’il en sera ainsi que je désire.

– Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m’en vouloir, dit froidement le chevalier.

Le Torero secoua doucement la tête:

– Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au secours d’une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu’en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi, je n’ai pas pensé un seul instant que j’agissais au profit d’un ennemi.

L’œil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.

– En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez pour vous-même qu’à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l’eussiez tenté en faveur d’un ennemi?

– Oui, certes, fit énergiquement le Torero.

Pardaillan fit entendre à nouveau ce léger sifflement qui pouvait exprimer aussi bien l’émerveillement ou la surprise.

Voyant qu’il se taisait, le Torero continua:

– Je hais le sire de Almaran, et vous savez pourquoi. Que je le tienne seulement au bout de mon épée, et malheur à lui! Mais si j’aspire ardemment à le frapper mortellement, il va de soi que ce ne peut être qu’en loyal combat, face à face, les yeux dans les yeux. Je ne conçois pas l’assassinat, qui est bien la plus vile et la plus lâche des choses. Or, profiter d’un accident pour laisser périr un ennemi, qu’un geste de moi pourrait sauver, m’apparaît comme une manière d’assassinat. Une idée aussi basse ne saurait m’effleurer et j’aime mieux quant à moi tirer mon ennemi de l’embarras… quitte à lui dire après: «Dégainez, monsieur, il me faut votre sang.»

Tout en parlant, le jeune homme s’était animé. Pardaillan le regardait en silence et hochait doucement la tête, un léger sourire aux lèvres.

Le Torero remarqua ce sourire et il se mit à rire en disant:

– Je m’échauffe, et, Dieu me pardonne! j’ai presque l’air de vous faire la leçon. Excusez-moi, chevalier, d’avoir oublié, ne fût-ce qu’un instant, que vous ne sauriez penser autrement sur ce sujet. À telle enseigne que vous n’avez pas hésité non plus, et plus promptement que moi, vous avez, au péril de vos jours, sauvé la vie de ce Barba-Roja que vous avez, vous aussi, si j’en crois ce que j’ai entendu dire autour de moi, de bonnes raisons de détester cordialement.

Sans répondre à ce qu’il venait d’entendre, Pardaillan fit paisiblement:

– Savez-vous à quoi je pense?

– Non! dit le Torero surpris.

– Eh bien, je pense qu’il est fort heureux pour vous que notre ami Cervantès ne soit pas ici présent.

De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d’esprit auxquelles il n’était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda machinalement:

– Pourquoi?

– Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ.

Et comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:

– Mais, dites moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba-Roja?

– Ma foi, je l’ai entendu dire dans le couloir où j’étais si bien écrasé que je n’ai pu en sortir.

Pardaillan haussa les épaules.

– Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je n’ai pas de raisons d’en vouloir à Barba-Roja. C’est bien plutôt lui qui me veut la male-mort.

– Pourquoi? fit vivement le Torero. Que lui avez-vous fait?

– Moi! dit Pardaillan avec son air ingénu, rien du tout. Ce Barba-Roja me fait l’effet d’avoir un bien mauvais caractère. Il s’est permis de vouloir me faire une bonne plaisanterie. Moi, j’ai très bien pris la chose. À sa plaisanterie, j’ai répondu par une plaisanterie de ma façon. Il s’est fâché. C’est un sot. Que voulez-vous que j’y fasse?

«Singulier homme! pensa le Torero. Bien fin sera celui qui lui fera dire ce qu’il ne veut pas dire.»

À ce moment, une main souleva la portière qui masquait l’entrée de la tente et un personnage entra délibérément.

– Hé! c’est mon ami Chico! s’écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausse, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie bleue, doublé de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et je me demande si c’est bien toi, Chico, que je vois là.

Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.

Le nain était vraiment superbe.

Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne pouvait en être autrement, d’ailleurs, habitué qu’il était à courir la campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses, il était bien obligé d’endosser un costume qui inspirât la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l’époque, la mendicité était un métier comme un autre. Nous devons même dire que la corporation des mendiants avait des règles assez sévères et qu’au surplus ne faisait pas partie qui voulait de cette honorable corporation.

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