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– Il est de fait qu’il a la tête assez près du bonnet. Et ce n’est pas à sa louange, convenez-en.

– Je ne trouve pas.

Juana parut étonnée. Le sire de Pardaillan avait des manières d’apprécier les choses qui étaient en contradiction flagrante avec tout ce qu’elle entendait journellement formuler par la sainte morale représentée par son vénérable père, le digne Manuel. Et le plus fort, ce qui l’étonnait bien davantage encore et bouleversait toutes ses idées acquises, c’est qu’elle se sentait portée à voir, à juger et à penser comme ce diable de Français. Elle en était sincèrement honteuse, mais c’était plus fort qu’elle.

– En attendant, reprit Pardaillan, voyant qu’elle restait bouche close, en attendant il ne manque, à moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j’implore son pardon, ma jolie hôtesse.

Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.

Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte mystérieux et il n’insista pas davantage.

Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.

La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret de sa naissance. Mais comme don César était parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu qu’elle savait.

Cela d’autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, s’abstint soigneusement de toute allusion à l’absence du Torero. Il pensait que pour que don César fût résolu à s’absenter alors qu’il croyait sa fiancée en péril, c’est qu’il devait y avoir nécessité impérieuse. De deux choses l’une: ou la Giralda savait où était allé don César, et toute allusion à ce sujet eût pu lui paraître une amorce à des confidences qu’il n’était pas dans sa nature de solliciter, ou elle ne savait rien, et alors des questions intempestives eussent pu jeter le trouble et l’inquiétude dans son esprit. |

Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. Pardaillan estimait que la meilleure manière de témoigner son amitié était de ne pas assommer les gens par des questions. Lorsqu’il plairait au Torero de parler, Pardaillan l’écouterait d’une oreille complaisante et attentive.

Quoi qu’il en soit, l’arrivée du Torero lui fut très agréable à un double point de vue. D’abord parce que, n’étant pas sans inquiétude, il était content de voir qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Ensuite, parce que son retour le délivrait d’une faction, qu’il eût endurée jusqu’à la mort sans murmurer, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver quand même un peu fastidieuse.

Il accueillit donc le Torero avec ce bon sourire qu’il n’avait que pour ceux qu’il affectionnait.

De son côté, le Torero éprouvait l’impérieux besoin de se confier à un ami. Non pas qu’il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu’il eût des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, mais parce qu’il lui semblait que, dans l’extraordinaire aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé qu’un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces obscurités.

Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite Juana avec une effusion émue, après l’avoir voir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui serait possible de s’entretenir librement avec lui et sans témoin et en même temps de surveiller de près l’entrée du cabinet où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte d’instinct l’avertissait en effet que sa fiancée était menacée. Il n’aurait pu dire en quoi ni comment, mais il se tenait sur ses gardes.

Lorsqu’ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons poudreux, le Torero dit:

– Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous sommes introduits cette nuit et où j’ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse étrangère?

Pardaillan savait parfaitement à quoi s’en tenir. Néanmoins, il prit son air le plus ingénument étonné pour répondre:

– Non, ma foi, J’ignorais complètement ce détail.

– Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis allé la voir.

Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu’il allait porter à ses lèvres, et malgré lui s’écria:

– Vous avez vu Fausta?

– Je reviens de chez elle.

– Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.

– Vous la connaissez donc? demanda curieusement le Torero.

Sans s’expliquer autrement, Pardaillan se contenta de dire:

– Un peu, oui.

– Quelle femme est-ce?

– C’est une jeune femme… Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et… vous avez dû le remarquer, je présume, dit Pardaillan, de son air le plus ingénu, en fixant sur le jeune homme un regard aigu.

Le Torero hocha doucement la tête.

– Elle est jeune, elle est fort belle, et je l’ai remarqué en effet, dit-il. Je désire savoir quelle sorte de femme elle est.

– Mais… j’ai entendu dire qu’elle est colossalement riche, et généreuse en proportion de sa fortune. Ainsi un de mes amis m’a assuré l’avoir vue donner à un pauvre ménage de mariniers [2] , en remerciement d’une hospitalité d’une heure accordée dans leur misérable cabane, une boucle de ceinture en diamants. La boucle valait bien cent mille livres.

– Cent mille livres! s’exclama le Torero ébloui.

– Oui, elle a de ces générosités. On la dit très puissante aussi. Ainsi le même ami, qui la connaît bien, m’a assuré qu’elle donnait ses ordres à ce pauvre duc de Guise, qui est mort si misérablement après avoir été à deux doigts de conquérir le trône de France, le plus beau du monde. C’est elle qui a renversé le pauvre Valois, mort misérablement, lui aussi. Elle fait trembler sur son trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte Quint. Et ici même, je ne serais pas surpris qu’elle réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d’Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître.

Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup plus long qu’il ne voulait bien le dire. Il le soupçonnait fortement d’être lui-même cet ami bien renseigné sous le couvert duquel il donnait des bribes de renseignements. Et ce qu’il disait, le ton grave avec lequel il le disait, faisait passer sur sa nuque un frisson de terreur. Il eût bien voulu en savoir davantage. Mais c’était une nature très fine que celle de Torero, et quoi qu’il ne connût le chevalier que depuis peu, il n’avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait que ce qu’il voulait bien dire. Il était parfaitement inutile de l’interroger, Pardaillan ne dirait que ce qu’il avait décidé de dire.

– Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut avoir confiance en elle.

– Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d’une foule de considérations qu’elle est seule à connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné – et elle a parfois la franchise de vous prévenir – vous pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de s’informer jusqu’à quel point aide et assistance lui seront profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur elle dès l’instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n’aurez été aussi près de votre dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c’en est fait de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. Ainsi, tenez, le même ami m’a raconté qu’après avoir sauvé la vie de Fausta, dans le temps même où il s’efforçait de la conduire en lieu sûr, elle machinait un joli guet-apens dans lequel il n’a tenu qu’à un fil qu’il laissât ses os. Après cela, fiez-vous donc à Fausta!

– C’est qu’elle m’a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu’à quel point je dois prêter créance à ses paroles.

– Fausta ne fait et ne dit jamais rien d’ordinaire. Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les choses telles qu’elle les voit à son point de vue… Ce n’est point sa faute si ce point de vue ne correspond pas toujours à la vérité exacte.

Le Torero comprit qu’il ne lui serait pas facile de se faire une opinion exacte tant qu’il s’obstinerait à procéder par questions directes. Il jugea que le mieux était de conter point par point les différentes parties de son entrevue.

[2] Épisode de La Fausta vaincue, chapitre XXXV (tome 4).


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