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Ainsi avait-il fait, et c’est ce qui lui avait permis de parler avec cette tranquillité qui avait si fort impressionné sa petite amie.

Si le Chico n’avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche, s’en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui lui était complètement méconnu.

Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au gré de son humeur avait disparu. Disparu aussi l’enfant qu’elle se plaisait à couvrir de sa protection.

Ce Chico, inconnu jusqu’à ce jour, par la force de son esprit, lui paraissait de taille à se passer désormais de son faible appui et, qui mieux est, à la protéger à son tour. C’était un vrai homme qui pouvait devenir son maître.

Tout ceci, exagéré et embelli par son imagination, faisait que le Chico lui apparaissait maintenant comme une manière de héros.

Elle ne doutait pas qu’il ne réussît à sauver une fois encore celui qu’il appelait son grand ami. Et plus le nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l’appréhension l’envahir. Elle qui jusqu’à ce jour s’était crue bien supérieure à lui, elle qui l’avait toujours dominé, elle courbait la tête, et dans une humilité sincère, étreinte par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui.

Au moment où elle reconnaissait sa supériorité intellectuelle, elle éprouvait un déchirement douloureux en voyant que lui, dont elle se croyait si sûre, il paraissait se détacher d’elle, car comment expliquer autrement qu’il eût résisté à toutes ses avances, qu’il ne parut prêter aucune attention à sa personne. Comme elle était excessive en tout, elle se disait:

– Certainement, il se rend compte de sa valeur. Que suis-je pour lui, comparée à ces nobles dames qui lui faisaient les yeux doux? Une petite fille insignifiante, qui ne mérite pas autre chose que le dédain. Il ne m’aime plus, c’est certain… si tant est qu’il m’ait jamais aimée.

Et par un revirement naturel, plus elle croyait sentir qu’il lui échappait, et plus elle tenait à lui, plus elle s’apercevait avec effroi qu’il tenait dans son cœur une place plus considérable qu’elle n’avait cru.

Cet état d’esprit chez elle, cette résolution ferme où il était de ne se laisser distraire en rien dans les combinaisons qu’il échafaudait pour la délivrance de son ami français, amenèrent un changement radical dans leurs attitudes respectives.

C’était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait, elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse, elle qui se montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve d’énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son cœur battait à se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui semblaient appeler ses lèvres.

Aussi, à l’avertissement charitable qu’il lui donnait, bien persuadée, d’ailleurs, qu’il était de force à surmonter tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et provocant, elle répondit, sans hésiter:

– Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.

Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu’on ne pouvait pas dire plus clairement: Je t’aime assez pour braver même la torture, si c’est avec toi.

Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J’aime le sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit, son cœur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur qui le tenaillait tandis qu’il clamait dans sa pensée:

«Elle l’aime toujours, d’un amour qui n’a rien de fraternel quoi qu’elle en dise. Allons, c’est dit, je tenterai l’impossible, et du diable si je n’y laisse ma peau. Aussi bien la vie m’est-elle insupportable. Mais toi, du moins Juana, tu ne seras pas exposée, et tu ne sauras jamais combien le Chico t’aimait.»

Et tout haut, d’une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur et reprenant ses propres paroles:

– Que t’a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?

Et l’horrible malentendu s’accentua encore.

Elle eut une lueur de triomphe dans son œil doux. Le Chico était jaloux, donc il l’aimait encore. Sotte qui s’était fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l’amener à se déclarer enfin, elle minauda:

– Il m’a dit des choses… des choses que nul ne m’avait jamais dites avant lui.

À son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico, et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa jalousie.

Le nain comprit autre chose.

Pardaillan lui avait dit et répété:

– Je n’aime pas et je n’aimerai jamais ta Juana. Mon cœur est mort, il y a longtemps.

Il avait encore dans l’oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas qu’elles ne fussent l’expression de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan avait ajouté:

– Ta Juana ne m’aime pas, ne m’a jamais aimé.

Et là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de lui-même, il pouvait s’en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais lorsqu’il parlait des autres, il pouvait se tromper. D’après les paroles de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu’elle n’avait rien à espérer de lui. Cependant Juana ne reculait pas devant l’évocation terrifiante de la torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer au sauvetage de celui qu’elle aimait encore et malgré tout. Pour lui, c’était clair et limpide: Juana aimerait, sans espoir et jusqu’à la mort, le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu’à la mort et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint irrévocable. Il se condamnait lui-même.

Telle était la conclusion qu’il tirait des paroles imprudentes de la jeune fille. Ah! si elle avait pu deviner ce qui se passait dans sa tête! Mais comment aurait-elle pu deviner devant son impassibilité!

Car, il avait la force de rester impassible. Et c’était encore une des bizarreries du caractère de cet étrange personnage. Il se disait que Juana s’était donnée à Pardaillan, il n’avait plus le droit lui, le Chico, de la traiter comme il faisait autrefois.

Il pouvait la considérer toujours comme une amie, mais il devait renoncer à la conquérir. S’il se fût agi d’une liaison matérielle, peut-être la jalousie l’eût-elle poussé à lutter. Mais il ne doutait pas un instant qu’il ne fût question que d’une liaison chastement platonique.

Jamais Juana n’appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu’il n’en voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu’elle préférait la mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à l’attendrir.

Ces réflexions firent que, de réservé qu’il avait été jusque-là, il se fit glacial, mettant tout son orgueil à paraître impassible et y réussissant assez bien pour la déconcerter tout à fait. Peut-être, si elle avait été plus lucide, eût-elle pu remarquer l’étrange pâleur du nain et l’éclat fiévreux de son regard. Mais elle était trop troublée elle-même pour s’arrêter à autre chose qu’aux apparences frappantes.

Et le malentendu qui s’était élevé entre eux acheva de les séparer.

Le Chico se contenta d’acquiescer d’un signe de tête à ce qu’elle venait de dire et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle il s’efforçait de cacher ses véritables sentiments:

– Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c’est et ce qu’il vaut.

La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le faire parler et voici qu’il se montrait plus froid, plus cassant qu’il n’avait été depuis le début de cet entretien.

Ah! décidément, il ne l’aimait pas, elle s’était trompée. Puisqu’il en était ainsi, elle ne lui donnerait pas cette joie de la voir pleurer. Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit tristement le parchemin qu’il lui tendait et l’étudia en s’efforçant d’imiter son attitude glaciale.

– Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux cachets et deux signatures, sous des formules inachevées.

– Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?

– Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de monseigneur le grand inquisiteur.

– En es-tu bien sûre?

– Sans doute! Je sais lire, je pense: Nous, Philippe, par la grâce de Dieu, roi… mandons et ordonnons… à tous représentants de l’autorité religieuse, civile, militaire… Et plus bas: Inigo d’Espinosa, cardinal-archevêque, grand inquisiteur d’État. N’as-tu pas vu ces cachets au bas de l’ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n’est possible.

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