Forcément elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d’autant plus que Pardaillan, qu’elle admirait déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact qu’il puisait dans la bonté de son cœur, avait su lui imposer un sentiment respectueux qu’elle ignorait avant.
Or, Pardaillan, qu’elle respectait et admirait, lui avait dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu’un tel homme n’adressait pas un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci il était résulté que si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.
En réalité, elle aimait le nain plus qu’elle ne le croyait. Mais son amour n’était pas encore assez violent pour l’amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première. Mettre tout en œuvre pour lui arracher sa timidité, oui. Parler elle-même, cela non, elle ne le pouvait pas… pas encore du moins.
Or, avec un timide de la force du Chico, elle n’avait pas d’autre alternative pour liquider la question. S’il avait fait une partie du chemin, s’il l’avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois, s’il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins, peut-être il eût pu l’affoler au point de lui faire oublier sa retenue.
Mais voilà que par malheur le Chico s’avisait, bien mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur. Alors qu’elle eût voulu ne parler que d’eux-mêmes, voilà qu’il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C’était désespérant: elle l’eût battu si elle ne se fût retenue.
Notez que si le petit homme avait paru oublier Pardaillan pour ne songer qu’à lui-même, il eût obtenu probablement ce même résultat de l’exaspérer. Alors? direz-vous. Alors ceci prouve que lorsque l’amour est en jeu, il n’y a pas à finasser, ni à raisonner. Il n’y a qu’à suivre les impulsions de son cœur. Si l’amour est vraiment fort et sincère, il trouvera toujours moyen de triompher.
Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d’aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le cœur de celle qui, de son côté, sans s’en douter assurément l’aimait peut-être autant qu’elle en était aimée.
Peut-on jamais savoir avec les femmes, surtout quand elles s’avisent, comme la petite Juana, de vouloir jouer au plus fin avec l’amour! Il arrive toujours un moment où elles sont les plus punies de leur inutile malice.
Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu’il plaisait au Chico de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec succès, elle l’espérait, ses efforts interrompus pour l’amener à se déclarer.
Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu’elle avait qu’il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c’était possible, aidèrent puissamment à la faire patienter. Mais il fallait bien que ce fût pour Pardaillan, et le sacrifice qu’elle faisait était en somme méritoire.
– Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d’amertume, comme tu en parles! Que t’a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué?
– Il m’a dit des choses… des choses que personne ne m’avait jamais dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n’es-tu pas résolue à le soustraire au supplice qui l’attend?
– Oui, bien, et de tout mon cœur. Je te l’ai dit.
– Tu sais qu’il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans les affaires d’État. Le moins qui pourrait nous arriver serait d’être pendu haut et court. C’est une grâce que notre sire le roi n’accorde pas facilement. Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance avec la torture.
Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? Pour l’effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à se passer d’elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la torture pour son ami. Mais l’imposer à elle, la voir mourir! Allons donc! Est-ce que c’était possible, cela!
Tout ce qu’il voulait d’elle, c’était d’être renseigné sur la valeur de sa trouvaille. S’il lui avait fait entrevoir les suites probables de leur ingérence dans les affaires de l’État, comme il disait, c’était pour peser en quelque sorte son dévouement à elle, et régler le sien propre.
Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu’elle connut la valeur exacte du sacrifice qu’il faisait. Il n’avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et s’il en faisait l’abandon, de cette vie, il tenait à ce qu’elle n’ignorât pas qu’il l’avait fait à bon escient.
Il était si petit, elle était depuis si longtemps habituée à le considérer comme un enfant que cette idée pouvait lui venir de croire qu’il avait agi sans discernement et que s’il avait su à quoi il s’exposait, il se serait certainement abstenu. Cette idée que sa mort pouvait passer pour le fait d’une inconséquence lui était insupportable.
Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n’avait pu réprimer un long frisson. Dame! qu’on se mette à sa place! Elle était à l’aube de la vie. Elle ne connaissait rien. En dehors de sa maison, qui était son domaine à elle, elle ignorait le reste de l’univers.
En dehors de son père, du Chico et de ses serviteurs qui étaient ses seuls amis, elle ne connaissait personne. Mais le peu qu’elle savait de la vie n’était pas si dédaignable et, à tout prendre, son père, notable bourgeois, avait su mettre de côté de quoi lui assurer sa vie durant une aisance large qui à l’époque pouvait passer pour de l’opulence. Quitter tout cela pour un homme qu’elle connaissait depuis quelques jours était bien fait pour donner à réfléchir.
Mais tout se tient et s’enchaîne et tout n’est qu’entraînement. Peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il un attrait particulier pour elle?
Peut-être aussi l’aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une heure où elle était dans l’état d’esprit qu’il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison.
En réalité l’amour était apparu à son cœur vierge sous les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui, au physique comme au moral, était une réduction d’homme infiniment gracieuse.
Longtemps elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force de l’un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l’autre. Brusquement, raisonnée par l’un au profit de l’autre, elle s’était décidée à choisir. Et voici que maintenant que son choix était fait en faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les deux à la fois.
Celui qui n’avait pas voulu d’elle, condamné par un pouvoir redoutable entre tous: l’Inquisition. Celui qu’elle avait accepté, ne pouvant avoir l’autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l’univers pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle dans la vie?
Ne valait-il pas mieux qu’elle partît avec eux? N’ayant pu être ni à l’un ni à l’autre, ils seraient unis tous trois dans la mort. Voilà ce que se dit la petite Juana.
Si nous passons à la question d’entraînement dont nous parlons plus haut, nous voyons qu’il se trouva que l’attitude du Chico pesa fortement sur sa décision. Pour elle, comme pour tout le monde, demeuré enfant par la taille, le nain devait être resté enfant par la force physique et par le moral.
Et voici que tout à coup il se révélait à elle comme un vrai homme, sinon par la taille et la force, du moins par le cœur, par le courage et par le sang-froid.
Le Chico s’ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner. Il avait fallu pour cela l’œil pénétrant de Pardaillan.
Le petit homme ne s’était pas rendu compte de la froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s’il se lançait dans l’aventure qu’il méditait.
Comme il n’était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D’ailleurs, dans cette existence de solitaire qu’il menait depuis de longues années, il avait contracté l’habitude de réfléchir longuement et de ne parler et d’agir qu’à bon escient.
Pour lui, la question était très simple: il l’avait assez méditée… Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui existât. Évidemment lui, pauvre, solitaire, faible, d’intelligence médiocre – c’est lui qui parle – ne disposant d’aucune aide, d’aucune ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour lui, c’était sa tête qui tombait. Tiens! ce n’était pas difficile à comprendre cela!
Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui. Partant, il avait fait le sacrifice de sa vie et se jugeait condamné.
Il aurait été bien embarrassé de dire si c’était de la bravoure ou non. Les choses étaient ainsi et non autrement, et puisqu’il décidait de tenter l’aventure, il lui paraissait logique d’en envisager les conséquences.