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Autrefois, on ignorait la vapeur et les aéroplanes. On avait le temps de détailler et de savourer en fin gourmet tout ce que la vie nous offre de bon et de beau.

Remarquez, lecteur, que nous ne critiquons pas. Nous constatons, voilà tout.

En Espagne, surtout, où, il n’y a pas bien longtemps encore, on pouvait voir, en pleine rue, le galant étaler, en un geste large, sa mante à terre devant l’amoureuse de son choix, et celle-ci, légère et pimpante, reins cambrés, souriante et gracieuse, mollet tendu, cheville fine et dégagée, fouler de son pied mignon le tapis improvisé. Après quoi, le majo se drapait fièrement dans sa mante, étalant avec orgueil aux yeux de tous la trace très apparente des pas de la salada, non sans avoir, au préalable, baisé cette trace à pleines lèvres.

Quoi qu’il en soit, faible prononcé, vice ou passion, quel que soit le nom qu’on voudra donner à cette coquetterie spéciale, la petite Juana l’avait au plus haut point et l’avait fait partager au Chico, qui l’avait si bien adoptée que, sur ce point, il se montrait plus intransigeant, plus ardent, plus admiratif, plus difficile et plus coquet qu’elle encore, ce qui n’était pas peu dire.

Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours à ce suprême moyen qu’elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en portaient les grandes dames, ses petits pieds à l’aise dans de mignons et minuscules souliers de satin, s’étaient mis à s’agiter et se trémousser, s’efforçant d’attirer à eux l’attention du récalcitrant. Et comme il ne paraissait pas voir, elle s’était décidée à repousser petit à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.

Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de tabouret. N’importe, elle avait réussi à le pousser si bien que toute petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un point d’appui où poser ses extrémités. Elle espérait ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.

En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de l’aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la tentation.

Hélas! une fois de plus la petite Juana échoua piteusement. Elle dut, puisque décidément il se montrait rebelle à toute tentative détournée, se résigner à recourir à la provocation directe, et d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme et indifférente, sur un ton qu’elle croyait propre à le piquer, elle dit:

– Es-tu distrait à ce point, ou te soucies-tu si peu de moi que tu ne vois point que me voici les jambes ballantes, sans le moindre appui où poser mes pieds?

Ceci, manifestement, voulait dire: Niais! qu’attends-tu pour prendre la place du tabouret que j’ai rejeté? Et comme si ce n’était pas assez qu’elle eût été contrainte à cette humiliation, voici que, suprême humiliation, le Chico, au lieu de profiter de l’invitation directe, se contentait de remettre sous ses pieds le lourd tabouret de bois qu’elle s’était donné tant de peine à repousser.

Et comme s’il eût voulu bien marquer son intention d’être inaccessible à toute tentation et de rester de glace, il se hissa sur un escabeau placé assez loin d’elle.

À ce dernier et insupportable outrage, Juana faillit se livrer à un des gros accès de colère qui s’emparaient d’elle quand il la contrariait ou qu’elle ne parvenait pas à lui faire deviner et exécuter ce qu’elle désirait et n’osait demander ouvertement. Elle faillit le chasser, le battre, l’égratigner, pour le punir de son insolente froideur.

Mais elle réfléchit que, dans l’état d’esprit où elle le voyait, il était capable de se fâcher à son tour pour la première fois de sa vie. Non pas qu’elle eût peur de lui, mais c’est qu’elle tenait à connaître les détails des importantes nouvelles qu’il apportait, et si elle le rudoyait, dame! elle courait le risque de ne rien savoir. La curiosité, plus forte que le dépit, lui conseilla donc de garder une attitude calme et digne et de paraître ne pas avoir été touchée par l’affront; car pour elle c’était un affront sanglant qu’il venait de lui faire.

Et c’était à ce moment-là que le Chico, si peu bavard d’habitude, ne tarissait pas de s’émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu’à ce jour, avait seule existé pour lui.

Or, comme il s’agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus si elle devait s’indigner du changement d’attitude du nain ou si elle devait s’en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l’accabler de reproches et d’injures.

En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la nouvelle de l’arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l’éclat trop brillant de ses yeux.

Est-ce à dire qu’elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son cœur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui? Peut-être! Ce qu’il y a de certain, c’est que, après l’entretien mystérieux qu’elle avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour romanesque.

Très sincèrement encore, sous l’influence des conseils fraternels de Pardaillan, elle s’était tournée vers le Chico, avec l’espoir de trouver en lui ce bonheur qu’elle savait insaisissable et impossible avec l’autre.

Ce qui est non moins certains, c’est que, en laissant tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico qu’elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.

Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter l’impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir. Et c’était encore une chose admirable que Pardaillan, sur qui s’acharnaient les forces coalisées des plus puissants du royaume à commencer par le roi, ne devait trouver, pour s’intéresser à son sort, pour s’ingénier à le tirer des serres puissantes qui l’avaient saisi, prêts à faire le sacrifice de leur vie, que ces deux faiblesses représentées par une miniature d’homme et une fillette frêle et mignonne habituée à être choyée et adulée. C’était admirable et touchant.

Malheureusement, ceci se produisait à un moment qui pouvait être funeste au Chico et à Juana. Tous deux couraient le risque d’être victimes d’un malentendu sentimental.

Pour le Chico, les entretiens qu’il avait eus avec Pardaillan avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu’une petite amie pour le chevalier. S’il avait gardé le moindre doute à cet égard, les paroles de Juana lui disant qu’elle considérait Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.

Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu’il avait accoutumé d’entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, il s’exagérait outre mesure son infériorité physique.

Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n’était pas parvenu à l’ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.

Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu’il osât avouer son amour, il eût fallu qu’il fût sur le point d’expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci n’arriverait jamais, n’est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l’aimait que comme un frère. Celui qu’elle aimait, quoi qu’elle en dît, c’était Pardaillan.

De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait savoir, elle, qu’elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n’était pas au moment où il pensait qu’elle devait éprouver une peine affreuse qu’il trouverait le courage de dire ce qu’il n’avait jamais osé dire jusqu’à ce jour. De là cette réserve excessive que Juana prenait pour de la froideur et de l’indifférence.

D’autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour était de ne paraître s’occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement. Et comme sur ce point il était en outre poussé par son amitié ardente, il n’avait pas beaucoup de peine à rester dans le rôle qu’il s’était dicté. De là son insistance à ne parler que de Pardaillan, insistance qui exaspérait la jeune fille, malgré ses sentiments. De là cette assurance qu’il prenait pour de l’audace.

Du côté de Juana les choses s’embrouillaient davantage en ce sens que, femme, elle était plus complexe, accessible à des sentiments contradictoires qu’elle-même ne parvenait pas à concilier, qui la tiraillaient en des sens opposés, sans qu’il lui fût possible de prendre une détermination ferme, attendu qu’elle ne se rendait pas parfaitement compte de ce qu’elle éprouvait et ne savait pas au juste ce qu’elle voulait.

Nous avons expliqué dans un précédent chapitre que son cœur hésitait entre Pardaillan et le Chico. L’entretien qu’elle avait eu avec Pardaillan avait fait pencher la balance en faveur de son petit compagnon d’enfance.

Consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique d’un raisonnement serré, elle avait compris qu’il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour Pardaillan n’avait pas encore des racines telles qu’elle ne pût l’extirper sans trop de douleur. Elle s’était résignée.

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