Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître personnellement un homme qu’on prétendait fils du roi.
Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et joignant ses petites mains:
– Don César, fils du roi! s’exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela ne m’étonne pas. J’ai toujours pensé qu’il devait être de très haute naissance. Tout de même je n’aurais pas cru qu’il fût de sang royal. Et tu dis qu’il est l’infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?
– Le roi… son père, dit le Chico en baissant la voix.
– Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans doute.
– Il savait, au contraire. C’est même pour cela qu’il voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais, tiens! et personne ne s’en doute.
– Mais pourquoi? C’est horrible, cela, qu’un père veuille faire tuer son fils!
– Ah! voilà! Ceci, c’est ce qu’on appelle «la raison d’État». Je sais cela aussi.
Malgré elle, elle eut un coup d’œil admiratif à l’adresse du petit homme. C’est vrai, tout de même, qu’il savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment s’arrangeait-il pour savoir?
Il reprit, très sérieux:
– Je servais de pago à don César dans sa course. Tu n’as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste.
Elle savait très bien. Elle l’avait très bien vu. N’importe, elle feignit d’être surprise. Lui continua:
– Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l’ai suivi. C’est là que j’ai été si mal arrangé.
Et avec un soupir de regret:
– J’avais un si beau costume… tout neuf. Si tu m’avais vu! Regarde donc dans quel état on l’a mis.
Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le petit homme; c’était bien.
– Ce n’est pas tout, reprit tristement le Chico. J’ai encore une nouvelle à t’apprendre… une mauvaise nouvelle, Juana.
– Parle… Tu me fais frémir.
Il disait cela pour la préparer doucement et elle ne soupçonnait pas où il voulait en venir. Alors il lâcha précipitamment:
– On a arrêté le sire de Pardaillan.
Il était persuadé qu’elle allait s’effondrer à cette nouvelle. Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Oh! évidemment elle parut affectée, mais enfin ce n’était pas le désespoir auquel il s’attendait. Voyant qu’elle se taisait, il dit doucement:
– Tu as du chagrin?
– Oui, dit-elle simplement.
– Tu l’aimes toujours?
Elle le considéra avec un étonnement qui n’était pas joué.
– Oui, dit-elle, je l’aime, mais pas comme tu penses.
– Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m’as dit…
– J’aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave gentilhomme qu’il est. Je l’aime comme un frère aîné, mais pas plus. N’oublie pas cela, Chico. Ne l’oublie plus jamais.
– Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais…
– Encore! dit-elle avec un commencement d’impatience. Comment faut-il donc te dire les choses pour que tu les comprennes?
Il se mit à rire de bon cœur. Il eût été complètement heureux s’il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:
– Oh! je comprends va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien m’aider à le tirer de sa prison.
– De tout mon cœur, fit-elle spontanément.
– Bon; c’est l’essentiel.
– Mais pourquoi l’a-t-on arrêté? Comment?
– Pourquoi? Je n’en sais rien. Comment? Je le sais. J’étais là, j’ai tout vu. Je l’ai suivi, lui aussi, jusqu’à sa prison. On l’a enfermé au couvent San Pablo.
– Tu l’as suivi! Pourquoi faire?
– Pour savoir où on l’enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer.
– Tu veux le délivrer? Toi? Tu l’aimes donc?
– Oui, je l’aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c’est plus que le Seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l’ont frappé. C’est que tu ne sais pas, Juana, quel homme c’est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour l’arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d’Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi, que j’ai bien reconnue, malgré qu’elle eût pris des habits d’homme. Ils étaient mille peut-être pour l’arrêter, lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé, à coups de poing. Si tu avais vu!… Et ils l’ont pris et ils l’ont enchaîné. Et même tout enchaîné, incapable de faire un mouvement, tant ils l’avaient ligoté des pieds à la tête, même réduit à l’impuissance, il leur faisait peur. Ils en avaient peur, je te dis!
Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, parlait sans s’arrêter, et s’enthousiasmait et s’exaltait. Et ce n’était pas à son sujet, à elle, qui, jusqu’à ce jour, avait été l’unique et constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la petite Juana allait de surprise en surprise.
Décidément, il y avait quelque chose de changé chez sa poupée, et elle se demandait, non sans inquiétude, jusqu’où il irait et quelle nouvelle surprise déconcertante il lui réservait.
Et elle récapitulait dans son esprit: le Chico, si timide, s’était présenté devant elle avec une impudente audace; lui, si sensible à tout ce qui lui venait d’elle, il avait accueilli ses reproches avec la plus complète indifférence; lui qui n’avait d’yeux que pour elle, qui la comblait de délicates prévenances, lui qu’elle croyait si passionnément épris, il n’avait pas eu le plus petit mot aimable, pas la plus petite attention, et c’est à peine s’il avait daigné l’honorer d’un coup d’œil distrait.
C’était à croire qu’elle n’existait plus pour lui. C’était l’abomination, la désolation, l’immolation, la fin des fins, quoi! À qui se fier, bonne Vierge! après pareille trahison!
Pour l’amener à se départir de cette inconvenable froideur, elle avait mis en œuvre tout l’arsenal compliqué et redoutable de ses petites ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un stratagèmes, qui, d’ordinaire, lui réussissaient si bien: attitudes penchées, regards provocants ou alanguis, gestes lents et câlins de ses mains fines et blanches, grâces mutines, sourires ensorceleurs. Tout cela en pure perte.
D’un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec, l’avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement l’avait laissée tomber… par mégarde. Il n’avait pas bronché. Naïvement, elle pensa qu’il ne voyait peut-être pas la fleur qu’elle lui jetait.
Sans en avoir l’air, elle l’avait poussée du bout du pied jusqu’à ce qu’elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n’eût pas manqué d’implorer la faveur d’emporter cette fleur, ou qui l’eût sournoisement ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l’avait laissée où elle l’avait poussée. Assurément, c’est qu’il ne voulait pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!
Il avait un culte spécial pour le pied d’enfant de sa petite maîtresse. Il aimait à s’accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis qu’elle babillait, il écoutait gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec l’appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s’oubliait jusqu’à poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.
Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle stimulait sa timidité naturelle, afin de l’amener, sans en avoir l’air, à ce jeu qu’elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible qu’elle était, sous son apparence indifférente, à cette adoration spéciale.
C’est que, sans le vouloir et sans le savoir, c’était elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l’avait entretenu et cultivé au point d’en faire une passion.
En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n’eût pas été l’Andalouse de pure race qu’elle était, si elle n’avait eu par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très petit, très joli.
Ce faible marqué pour ses extrémités, elle le lui avait fait partager. Dès lors, elle ne pouvait être que satisfaite de le voir renchérir sur elle-même.
Ceci fera peut-être sourire le lecteur.
En notre siècle de prosaïsme, de concurrence vitale effrénée, d’activité intense, on a quelque peu perdu le culte de la femme et de tout ce qui fait sa beauté. Ils sont rares, aujourd’hui, ceux qui savent apprécier en connaisseurs les charmes de la femme et pour qui la vue d’un joli pied, finement chaussé, est un véritable régal des yeux.