Литмир - Электронная Библиотека

Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s’ébroua comme quelqu’un qui vient d’achever sa tâche, et du bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une ordure répugnante.

Ceci fait avec ce flegme imperturbable qui ne l’avait pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d’Espinosa et, son sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux.

Mais sans doute ses yeux parlaient un langage très explicite, car d’Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle de Bussi qu’on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signal attendu par les officiers qui commandaient les troupes.

À ce signal, longtemps attendu, les soldats s’ébranlèrent en même temps, dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d’acier qui l’emprisonnait.

Il lui fut impossible d’approcher du groupe au milieu duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau danger. Il comprenait que si la manœuvre des troupes se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement, et si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d’être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de défense. Il grommela, s’en prenant à lui-même de ce qui lui arrivait, comme il avait l’habitude de faire:

«Si seulement j’avais la dague que j’ai stupidement jetée après avoir estoqué ce taureau! Mais non, il a fallu que je fisse encore le dégoûté pour un peu de sang. Décidément, monsieur mon père avait bien raison de me répéter sans cesse que cette sensibilité excessive qui est la mienne me jouerait, tôt ou tard, un mauvais tour. Si j’avais écouté ses sages avis, je ne serais pas dans la situation où me voilà.»

Il eût aussi bien pu regretter l’épée de Bussi qu’il venait de briser à l’instant même. Mais il n’avait garde de le faire, et en cela il était logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l’avait conquise que pour se donner la satisfaction d’en jeter les tronçons à la face du maître d’arme. C’était une satisfaction qui lui coûtait cher, mais tout se paye. L’essentiel était qu’il eût accompli jusqu’au bout ce qu’il avait résolu d’accomplir.

Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu’il se dispensait généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions, instantanément mises à exécution.

Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d’air. Pour ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d’automate, une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus.

Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment heurtée, d’une plainte sourde, d’un gémissement, parfois d’un juron, parfois d’un cri étouffé. Et à chacun de ses coups un homme s’affaissait, était enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du cercle infernal où on s’efforçait de le ranimer.

Et pendant ce temps l’émeute déchaînée se déroulait comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes, c’étaient des soldats aux prises avec le peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.

Partout c’était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, les menaces terribles, les jurons intraduisibles, les cris de triomphe des vainqueurs et les hurlements désespérés des fuyards et, par-ci par là, couvrant l’effroyable tumulte, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, une formidable clameur éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation:

– Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!

Tout de suite Pardaillan remarqua qu’on le laissait patiemment user ses forces sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la mémoire et, en continuant son horrible besogne; il songea:

«Ils me veulent vivant!… J’imagine que Fausta et son digne allié, d’Espinosa, ont dû inventer à mon intention quelque supplice inédit, savamment combiné, quelque chose de bien atroce et de bien inhumain, et ils ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures qu’ils ont résolu de m’infliger.»

Et comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta:

«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu’à ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu’ils se décident à rendre coup pour coup.»

Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence et il lui apparaissait que le mieux qui pût lui advenir c’était de recevoir quelque coup mortel qui l’arracherait au supplice qu’on lui réservait.

Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet, commençaient à s’énerver. Aux coups méthodiquement assénés par Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur. Quelques-uns, plus nerveux ou moins patients, allèrent jusqu’à le menacer de la pointe de leur épée. Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu’il souhaitait si une voix impérieuse n’avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant:

– Bas les armes, drôles!… Prenez-le vivant!

En maugréant, les hommes obéirent. Mais comme il fallait enfin en finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manœuvre: c’est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous ensemble, d’un commun accord, sur le chevalier qui se vit accablé par le nombre.

Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais soit respect de la consigne, soit conscience de leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu’il ne ménageait les siens.

Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce n’étaient que des écorchures insignifiantes. À différentes reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur ses jambes et tomba enfin à terre.

C’était fini. Il était pris.

Mais les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré qu’il lui fût impossible d’esquisser un geste tant on avait multiplié les liens autour de son corps, une dizaine d’hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.

Il était debout cependant. Et son œil froid et acéré se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait impassible à cette lutte gigantesque d’un homme aux prises avec des centaines de combattants.

Quand elle vit qu’il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds jusqu’aux épaules, réduit enfin à l’impuissance, elle s’approcha lentement de lui, écarta d’un geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et s’arrêtant devant lui, si près qu’elle le touchait presque, elle le considéra un long moment en silence.

Elle triomphait enfin! Enfin elle le tenait à sa merci! Cette prise longuement et savamment préparée, cette prise ardemment souhaitée, était enfin effectuée. De ce long et tragique duel, qui datait de sa première rencontre avec lui, elle sortait victorieuse. Il semblait qu’elle dût exulter et elle s’apercevait avec une stupeur mêlée d’effroi qu’elle éprouvait une immense tristesse, un étrange dégoût et comme le regret du fait accompli.

En la voyant s’approcher, Pardaillan avait cru qu’elle venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la pesée violente de ceux qui le maintenaient avec la crainte de le voir leur glisser entre les doigts, il s’était redressé en songeant:

«Mme la papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire… Jolie victoire!… Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour s’emparer d’un homme!… Vraiment joli… et comme il y a de quoi être glorieux! Je ne lui donnerai certes pas la satisfaction de lui montrer un visage abattu ou inquiet. Et si la langue lui démange, comme elle a oublié de me faire bâillonner, je lui servirai quelques vérités qui la piqueront au vif, ou je ne m’appelle plus Pardaillan.»

En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il s’était redressé, avait levé la tête, l’avait fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude en attendant qu’elle lui donnât l’occasion de lui décocher quelqu’une de ces mordantes répliques dont il avait le secret.

55
{"b":"88652","o":1}