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– Qu’attendez-vous donc pour le faire saisir?

Mais elle n’eut pas l’air de voir le spadassin et, se tournant vers d’Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le sien:

– En effet, je ne donnerais pas un denier de l’existence de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.

– Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d’exécuter ce qu’il médite.

– Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C’est pour son propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu’il se débrouille tout seul.

– Pourtant, nous-mêmes…

– Ce n’est pas la même chose, interrompit vivement Fausta. Nous voulons la mort de Pardaillan. Ce n’est pas notre faute si, pour atteindre ce but, nous sommes obligés d’employer des moyens extraordinaires, tous les moyens humains ordinaires ayant échoué. Nous voulons le tuer, mais nous savons rendre un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons royalement qu’il est digne de notre respect. La preuve en est que, au moment où votre main s’appesantit sur lui, vous ne lui marchandez pas l’admiration. Nous voulons le tuer, c’est vrai, mais nous ne cherchons pas à le déshonorer, à le ridiculiser. Fi! ce sont là procédés dignes d’un Leclerc, comme dit le sire de Pardaillan. Ce misérable spadassin a attiré sur sa tête la colère de cet homme redoutable; encore un coup, qu’il se débrouille comme il pourra. Pour moi, je n’esquisserai pas un geste pour détourner de lui le châtiment qu’il mérite.

D’Espinosa eut un geste d’indifférence qui signifiait que lui aussi il se désintéressait complètement du sort de Bussi.

Cependant, à force de reculer devant l’œil fulgurant du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin, arrêté qu’il était par la masse compacte des troupes qui assistaient à cette scène. Force lui fut donc d’entrer en contact avec celui qu’il redoutait.

Que craignait-il? À vrai dire il n’en savait rien.

S’il se fût agi d’échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même sur le carreau, il n’eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était brave, c’était indéniable.

Mais Bussi-Leclerc n’était pas non plus l’homme fourbe et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer. Pour l’amener à accomplir ce geste qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstance spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à l’instant précis où il se trouvait dans un état d’esprit voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.

Dans un état d’esprit normal, Bussi n’eût pas hésité à lui rentrer dans la gorge, à l’aide de sa dague, ses conseils insidieux. Encore ce n’avait pas été sans lutte, sans déchirements, et sans s’adresser à lui-même les injures les plus violentes qu’il avait accepté de jouer le rôle qu’on sait.

Maintenant que l’irréparable était accompli, Bussi avait honte de ce qu’il avait fait, Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages qui l’environnaient, Bussi avait conscience qu’il s’était dégradé et méritait d’être traité comme tel. Et c’est ce qui l’enrageait le plus de se juger lui-même indigne d’être traité en gentilhomme.

Sa terreur provenait surtout de ce qu’il voyait Pardaillan, sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le préoccupait le plus.

Et lui, lui Bussi-Leclerc, serait-il acculé à cette suprême honte de se servir de son épée contre un homme qui n’avait d’autres armes que ses mains? Et s’il avait le courage de se soustraire à cette dernière lâcheté, qu’arriverait-il? Il connaissait la force peu commune de son adversaire et savait qu’il ne pèserait pas lourd dans ses mains puissantes.

Pour lui, le dilemme se réduisait à ceci: se déshonorer en se laissant frapper par un homme désarmé, ou se déshonorer en se servant de son arme contre un homme qui n’en avait pas à lui opposer. Le résultat était toujours le même, et c’est cette pensée qui le faisait blêmir et trembler, qui lui faisait maudire l’inspiration qu’il avait eue de suivre les conseils de ce Centurion de malheur, de ce ruffian de bas étage, plus frocard que bravo, qui l’avait fait reculer au fur et à mesure que son adversaire avançait.

Maintenant, il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement – ah! cela surtout, jamais! – et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer pour se soustraire à la poigne de celui qu’il avait exaspéré.

Pardaillan, voyant qu’il ne pouvait plus reculer, s’était arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu’il s’était montré hors de lui l’instant d’avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d’une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:

– Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de coquin.

Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes mesurés, comme s’il eût eu tout le temps devant lui, comme s’il eût été sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, passés à sa ceinture, et se ganta froidement, posément.

Alors, Bussi comprit enfin ce qu’il voulait faire. Si Pardaillan l’eût saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la main à la garde de son épée. C’eût été pour lui une manière comme une autre d’échapper au déshonneur. Tripes du diable! il avait bien voulu se suicider! Mais cela… ce geste, plus redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer.

Il eut une suprême révolte et, dégainant dans un geste foudroyant, il hurla d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:

– Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!…

En même temps, il levait le bras pour frapper.

Mais il était dit qu’il n’échapperait pas à son sort.

Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit son poignet d’une main et de l’autre la lame par le milieu. Et tandis qu’il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme des fils d’acier, d’un geste brusque il arrachait l’arme aux doigts engourdis du spadassin.

Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c’était Pardaillan qui maintenant se dressait, l’épée à la main, devant Bussi désarmé.

Tout autre que le chevalier eût profité de l’inappréciable force que lui donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais Pardaillan, on le sait, n’avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d’infliger à Bussi la leçon qu’il méritait, il s’était tracé une ligne de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement sans se soucier du reste, qui n’existait pas pour lui, tant qu’il n’aurait pas atteint son but.

Il verrait après.

Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure accoutumée, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre railleuse, il grinça:

– Tue-moi! Tue-moi donc!

De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et d’une voix claironnante:

– Jean Leclerc, tonna-t-il, j’ai voulu t’amener à cette suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l’âme d’un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me souffleter, tu es indigne de la porter.

– Et d’un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant.

Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d’Espinosa murmura:

– Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!

– Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C’est un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.

Ils se trompaient tous les deux.

Pardaillan reprenait de sa voix toujours éclatante:

– Jean Leclerc, j’ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais t’étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais pour qu’il ne soit pas dit qu’une fois dans ma vie je n’ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l’intention de me donner, je te le rends!…

En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte, s’abattit à toute volée sur la joue du misérable qui alla rouler à quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte et de rage plus encore que par la douleur.

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