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– Soit, dit-elle négligemment, n’en parlons plus.

– Vous pensez donc, madame, que j’échapperai à la haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma naissance?

– Sans doute. Le roi n’osera plus vous faire assassiner. La vérité étant connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux qu’il soit, le roi reculera devant un tel défi jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la reconnaissance publique de tous vos droits. Et soyez tranquille, les preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s’incliner. Vous serez proclamé, c’est votre droit, héritier de la couronne. Vous n’aurez qu’à attendre qu’il plaise à Dieu de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour.

– Est-ce possible! balbutia le Torero ébloui.

– Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont comptés. Avant longtemps, il vous cédera la place sans aucune intervention criminelle.

– Eh bien! madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire que cela puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre longtemps.

Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l’avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda. Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L’avoir amené à trouver tout naturel de monter sur un trône, c’était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu’il le voulût ou non, une fois pris dans l’engrenage, il serait bien forcé d’aller jusqu’au bout. Et quant à la petite bohémienne, s’il se montrait irréductible sur ce point, elle aurait tôt fait de s’en débarrasser.

À l’exclamation du Torero, elle répondit gravement en levant son index vers le ciel:

– Nous sommes tous dans la main de Dieu.

– Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m’acquitter envers vous?

– Nous parlerons de cela tout à l’heure, dit Fausta d’un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous pensez bien que cela n’ira pas sans quelques difficultés.

– Je m’en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.

– Je vous ai offert mon amitié et mon aide, reprit Fausta. Avant d’accepter il faut que je vous dise ce que je peux faire pour aboutir à ce rêve qui vous éblouit.

– Madame…

– Je sais, interrompit vivement Fausta, vous acceptez sans savoir. J’estime qu’il est nécessaire que vous sachiez. Écoutez-moi, donc.

Le Torero s’inclina respectueusement, reprit sa place sur son siège et dit:

– Je vous écoute, madame.

– D’abord la journée de demain. Je vous l’ai dit: une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il faut qu’il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi, conseillé par M. d’Espinosa. Dans la lutte, vous serez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J’en fais mon affaire, mes précautions sont prises. À l’armée du roi, j’oppose une armée à moi, que j’ai levée de mes deniers.

– Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.

– Je l’ai fait.

– Mais pourquoi?

– Je vous le dirai tout à l’heure, dit froidement Fausta. À cette armée de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l’or est répandu à pleines mains dans le but de raviver l’enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts les défenseurs surgiront. Ce n’est pas tout. En même temps le bruit se répandra que le Torero n’est autre que l’infant Carlos – c’est sous ce nom que vous régnerez – disparu dès sa naissance, poursuivi sa vie durant par la haine implacable autant qu’injuste de son père. L’infant Carlos sera acclamé de tous. Le roi entendra ces acclamations et vous pouvez imaginer sa fureur, d’autant que ses troupes seront battues. Vous sortirez sain et sauf de la bagarre. Je l’ai décidé ainsi, mes mesures sont prises, cela sera. Ne revenons plus sur ce point.

– Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.

Sans relever ces mots, Fausta reprit:

– Donc vous êtes sauf. Au milieu d’une armée qui vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; après-demain, vous serez l’infant Carlos. La ville tout entière est à vous. Vingt mille hommes d’armes, à vous, tiennent en respect les troupes royales. L’Andalousie entière se soulève en votre faveur. Des émissaires à moi sont partis. Des millions sont répandus de tous côtés. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans un couvent et vous montez sur le trône à sa place.

Et comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta vivement:

– Mais vous êtes généreux. Vous n’abuserez pas de votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d’égal à égal. Et il s’estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître publiquement pour l’héritier de sa couronne. Et vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.

– Je rêve!… balbutia le Torero.

– Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas; empereur des Indes. Je vous donne mes états d’Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, cela vous donne la moitié de l’Italie. Vous prenez le reste.

– Oh!

– Alors vous vous tournez vers la France. C ’est le rêve de votre père, cela. Vous l’envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous livre la France qui n’acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l’est, vous envahissez l’Allemagne comme vous avez envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?

Fausta s’était enflammée peu à peu à l’évocation de ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui, ne sachant s’il était éveillé ou s’il rêvait, s’écria:

– Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos états, vous enfin qui m’éblouissez par l’évocation d’une prestigieuse puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?

Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux de Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:’

– Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.

Sans hésiter, sans un regret, sous le coup de l’enthousiasme, il s’écria:

– Ce n’est pas trop, certes!

Fausta nota la manière parfaitement détachée avec laquelle il avait souscrit à ses conditions.

– Trop désintéressé, songea-t-elle. À tout prendre, je le préfère cependant ainsi.

Et tout haut, en le fixant toujours d’un regard aigu:

– Il reste à régler la façon dont se fera le partage.

Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu’elle admira en connaisseur.

– Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.

Très galamment, il répondit:

– Ce que vous ferez sera bien fait.

Tenace, elle reprit:

– Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle.

Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle porta le coup:

– Je serai votre épouse!

Le Torero bondit. Il s’attendait à tout, hormis à une prétention semblable, formée d’une manière si anormale, qui n’était pas sans le choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux, il se trouvait face à face avec la réalité brutale.

Cette sorte d’exaltation factice qui s’était emparée de lui au contact de Fausta s’était dissipée brusquement. Il la regardait d’un air effaré et ne la reconnaissait pas. Il lui semblait que ce n’était pas la même femme qu’il avait devant lui. Sous le coup de l’emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait tout autrement. Toujours aussi belle, certes, mais cette beauté nouvelle, loin d’exciter en lui le désir, le repoussait au contraire par il ne savait quoi de sombre, de fatal. Pour tout dire: elle lui faisait peur.

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