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Le Torero la considéra un instant. Il vit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître. À son tour, il eut la perception très nette que sa vie, comme elle disait, ne tenait qu’à un fil. En même temps, il comprit que la lutte était impossible. Il eut une révolte intérieure. Il ne voulait pas mourir, mourir du moins ainsi, stupidement assassiné, avant d’avoir goûté aux joies de la vie. En même temps aussi, une voix intérieure lui disait que cette femme qui lui parlait était une force capable de lutter contre la puissance qui le menaçait, capable peut-être de battre cette puissance. Machinalement il demanda:

– Que faire alors?

Cette question, Fausta l’attendait. Elle avait tout dit pour la lui arracher.

Très calme, elle reprit:

– Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question: Voulez-vous vivre?

– Si je le veux! Mordieu! madame, j’ai vingt ans! À cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!

– Êtes-vous résolu à vous défendre?

– N’en doutez pas, madame.

– Encore faudrait-il savoir jusqu’à quel point?

– Par tous les moyens, madame.

– S’il en est ainsi, si vous m’écoutez, peut-être réussirai-je à vous sauver.

– Mort du diable! madame, parlez, et s’il ne tient qu’à moi, je suis assuré de mourir de vieillesse!

– En ce cas, je puis répondre à votre question: vous ne vous sauverez qu’en frappant votre ennemi avant qu’il vous ait mis à mal.

Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines circonstances. Il semblait qu’elle avait dit la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement l’effet de ses paroles, et ce n’était pas sans anxiété qu’elle observait le jeune homme.

Le Torero, à cette proposition inattendue, s’était dressé brusquement, et livide, tremblant, il s’exclamait:

– Tuer le roi!… tuer mon père!… Vous n’y pensez pas, madame… Vous voulez m’éprouver sans doute?

Fausta posa son œil noir sur lui. Elle vit qu’il n’était pas encore au point où elle le voulait. Cependant elle insista.

– Je croyais, dit-elle avec un léger dédain, que vous étiez un homme. Je me suis trompée. N’en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu’une femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.

– Ma mère! dit le Torero d’un air égaré.

Impitoyable, elle poursuivait:

– Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera, puisque vous tremblez à la seule pensée de frapper.

– Ma mère, répéta le Torero en crispant les poings avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!… C’est impossible! J’aime mieux qu’il me tue moi-même.

Fausta comprit qu’insister davantage risquait de lui faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec un haussement d’épaules:

– Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?

Depuis qu’il avait cru comprendre qu’elle lui proposait un parricide, le Torero, bouleversé, oubliant toute étiquette, allait et venait d’un pas nerveux et saccadé dans l’immense salle encombrée de meubles précieux, de bibelots rares. Cet attentat contre nature lui paraissait si monstrueux qu’il ne pouvait pas tenir en place. Il s’arrêta net et, regardant Fausta en face, il dit vivement:

– Cependant vous avez dit…

– J’ai dit: il faut frapper. Je n’ai pas dit, je n’ai pas voulu dire: il faut tuer.

Le Torero eut un soupir de soulagement d’une éloquence muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et pour cacher son désarroi, il s’excusa en disant:

– Pardonnez ma nervosité, madame.

– Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta.

– Expliquez-vous, de grâce.

– Je vais donc parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c’est que l’on apprenne que vous êtes son fils légitime et l’héritier de sa couronne.

– Je comprends ceci qui est la conséquence logique de son incompréhensible haine à mon égard.

Fausta approuva d’un signe de tête et reprit:

– Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, qui peut jurer qu’une indiscrétion ne sera pas commise? Sa terreur à ce sujet est telle qu’il a préféré s’engager dans des voies tortueuses, sacrifier des centaines d’innocents à seule fin que votre mort passât sinon inaperçue – vous êtes trop connu – du moins sans éveiller les soupçons.

– Cependant vous disiez tout à l’heure que j’étais menacé d’une arrestation suivie d’une condamnation à mort, naturellement.

– Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu’il lui sera dûment démontré qu’il ne peut vous atteindre autrement.

– Il n’aura pas cette peine, dit le Torero avec amertume. Que pourrais-je contre le roi, le plus puissant de la terre?

– Vous pouvez plus que vous ne pensez. D’abord exploiter cette terreur du roi au sujet de la divulgation de votre naissance.

– Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes ces complications. Puis, que vous dirais-je? La pensée que je suis réduit à comploter bassement contre mon propre père, cette pensée m’est aussi douloureuse qu’odieuse, et j’avoue qu’elle m’enlève toute ma lucidité. Éclairez-moi donc, madame, vous dont le cerveau puissant se joue à l’aise au milieu de ces intrigues qui m’épouvantent.

– Je comprends vos scrupules et je les approuve. Encore ne faudrait-il pas les pousser à l’extrême. Hélas! je conçois que votre cœur soit déchiré, mais si douloureux pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le père n’existe pas. L’ennemi seul reste; c’est lui seul que vous devez voir, c’est lui seul que vous devez combattre. Ceci peut vous paraître monstrueux, anormal. Dites-vous bien que vous n’y êtes pour rien; que tout le mal vient de votre ennemi qui a tout fait, lui, et qu’au bout du compte Vous êtes le champion d’un droit sacré: le droit à la vie, que possède toute créature qui n’a pas demandé à venir au monde.

Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front il dit douloureusement:

– Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j’ai peine à l’accepter.

Fausta se fit glaciale.:

– Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la mort?

Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l’examina avec une anxiété qu’elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida.

– Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d’une voix sourde. J’ai droit à la vie comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que coûte. D’autant que, comme vous l’avez dit, il ne s’agit pas de frapper mon père, mais de me défendre. Veuillez donc m’expliquer en quoi je pourrai exploiter cette terreur du roi dont vous parliez.

Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre:

– Prenez les devants. Le roi craint qu’un fâcheux hasard ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement: Je vous remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les au grand jour. Que nul ne puisse suspecter vos dires. Il faut que, dans quelques jours, tout le royaume sache que vous êtes l’héritier légitime de la couronne. Il faut que l’on connaisse l’odieuse conduite du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand on saura tout cela, quand chacun, du plus grand au plus petit, sera dûment convaincu par les preuves que vous aurez produites, il s’élèvera un tel cri de réprobation unanime contre votre bourreau qu’il tremblera sur son trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. Vous voyez qu’il ne s’agit pas d’un assassinat, comme vous l’avez cru, et si je vous pardonne de m’avoir supposée capable d’un conseil aussi bas, c’est que je comprends, je vous l’ai dit, vos déchirements. Ce que je vous dis de faire est juste et légitime. Le plus rigoriste ne pourrait trouver à y redire.

– C’est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des pensées nobles et pures. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre qu’une voix suave comme la vôtre ne peut laisser tomber que des paroles généreuses.

Fausta daigna sourire.

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