Литмир - Электронная Библиотека

Et une révolte aussi lui venait contre cet acharnement mortel dont il était là victime. N’avait-il pas droit à la vie comme toute créature? N’avait-il pas droit à sa part de soleil comme tout ce qui vit et respire? Eh bien, puisqu’il se trouvait acculé à cette nécessité qui lui paraissait monstrueuse d’avoir à se défendre contre son propre père, il se défendrait, sang du Christ! et s’il y avait crime, que le crime retombât sur celui qui avait attaqué le premier.

Ce n’était pas tout à fait ce qu’avait voulu Fausta. Quand même c’était un résultat très appréciable d’avoir fait pénétrer dans cet esprit une pensée de résistance, étant donné surtout qu’elle avait craint un moment qu’il ne se dérobât tout à fait. Avec un peu de patience elle l’amènerait où elle voulait. Pour passer de la défensive à l’offensive, que faut-il, le plus souvent? Peu de chose. Un renfort, une arme, un mouvement d’audace ou de colère, il n’en faut pas plus pour amener à charger vigoureusement tel qui jusque-là s’était contenté de parer les coups. Ces armes, elle saurait les lui mettre dans les mains; cette audace, elle saurait la lui insuffler.

Quand elle eut terminé son récit, quand elle le vit dans l’état d’exaspération où elle le voulait, elle l’attaqua résolument, selon sa coutume:

– Vous m’avez demandé, monseigneur, pourquoi je m’étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je vous ai répondu que j’avais répondu à un sentiment d’humanité fort compréhensible. J’ai ajouté que depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui s’accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre davantage Chez moi, mon prince, la sympathie n’est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitié, je vous l’offre encore.

– Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude.

Très gravement, avec une douceur enveloppante, avec un regard ensorcelant, un sourire enivrant, elle dit:

– Attendez, prince, avant d’accepter ou de refuser…

– Madame, interrompit vivement le Torero, qui s’exaltait sans s’en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser l’offre généreuse d’une amitié qui me serait précieuse au-dessus de tout?

Elle secoua la tête avec un sourire empreint d’une douce mélancolie.

– Défions-nous des mouvements spontanés, prince. Ce qui est accessible aux mortels ordinaires ne l’est pas pour nous, princes, désignés par Dieu pour conduire et diriger les foules.

Et avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune homme enivré:

– S’il nous était permis de suivre les impulsions de notre cœur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les grands rois.

Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction ardente, plus ému encore par ce qu’elles laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero s’écria:

– Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m’abandonne entièrement à vous.

L’œil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme pour signifier qu’elle acceptait de le diriger et qu’il pouvait s’en rapporter à elle. Et, très calme, très douce:

– Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous êtes, j’entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et où vous allez.

– Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Mais quoi que vous disiez, d’ores et déjà, je suis résolu à accepter l’amitié précieuse que vous voulez bien m’offrir. Et si vous ne me l’aviez offerte spontanément, sachez que je l’eusse sollicitée avec ardeur. Il me semble, madame, que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l’éclairer de votre radieuse présence.

Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l’époque en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de l’Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles. Elle en fut très satisfaite. Plus le Torero s’enflammerait, plus sa tâche en serait facilitée.

Elle reprit avec force:

– Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d’entreprendre quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contré des préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si vous tentiez quelque hardi coup de main, nul ne vous suivrait, hormis quelques hommes du peuple qui ne comptent pas. Si vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur et inconnu: votre naissance vous interdit d’aspirer aux honneurs, aux emplois publics. Ce que je vous dis là, est-il vrai?

– Très vrai, madame. Mais je ne désire ni gloire ni honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et quant à la pauvreté, elle m’est légère. Au reste, vous savez peut-être que si je voulais accepter tous les dons que les nobles amateurs de corrida jettent dans l’arène à mon intention, je pourrais être riche.

– Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer l’humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu’à ce jour.

– Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. D’après ce que vous me dites, je ne serai jamais un prince royal. Pourquoi ne resterai-je pas ce que j’ai été jusqu’à ce jour?

Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles dénotaient un manque d’ambition qui contrariait ses projets. Néanmoins elle ne laissa rien paraître et se garda bien de combattre ouvertement ces idées.

– Vous oubliez, dit-elle simplement, qu’il ne vous est pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d’ambition. Vous oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l’arène, vous serez misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver… si je vous abandonne.

Le Torero eut un sourire de défi.

– Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton à l’abattoir.

– C’est bien cela, madame.

Fausta eût un haussement d’épaules apitoyé.

– Vous oubliez encore, reprit-elle froidement, que celui qui veut votre mort détient la puissance suprême, vous oubliez que celui-là, c’est le roi. Pensez-vous qu’il s’arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons qui n’hésiteront pas à tirer l’épée pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc, puisqu’il faut tout vous dire, que demain une armée sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d’hommes d’armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère, on compte qu’un incident surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle. Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement. Que si, par impossible – il faut tout admettre, même un miracle – vous veniez à vous tirer sain et sauf de la bagarre, on en sera quitte pour recommencer. Si vous échappez encore, on jettera le masque, vous serez ouvertement saisi, jugé, condamné, exécuté.

Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, produisirent impression sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.

– Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.

Fausta étendit la main sur le balcon, et désignant le bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:

– Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son innocence.

C’était la deuxième fois qu’elle faisait une allusion détournée à la Giralda, et cette fois encore l’allusion sous-entendait une menace. Le Torero le comprit. Il pâlit légèrement.

– Ah! fit-il avec angoisse, est-ce à ce point?

Sur un ton solennel, Fausta répondit:

– Je vous dis que rien ne peut vous sauver.

Si brave que fut le Torero, il sentait la terreur se glisser sournoisement en lui et c’était ce que voulait Fausta.

– Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je quitterai l’Espagne.

Fausta sourit.

– Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.

– J’ai des amis, je puis m’assurer les services de quelques braves résolus à tout, pourvu qu’on y mette le prix. Je passerai de force.

– Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s’il le faut.

15
{"b":"88652","o":1}