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Si tu as péché toi-même et que tu en sois mortellement affligé, réjouis-toi pour un autre, pour un juste, réjouis-toi de ce que lui, en revanche, est juste et n’a pas péché.

Si tu es indigné et navré de la scélératesse des hommes, jusqu’à vouloir en tirer vengeance, redoute par-dessus tout ce sentiment; impose-toi la même peine que si tu étais toi-même coupable de leur crime. Accepte cette peine et endure-la, ton cœur s’apaisera, tu comprendras que toi aussi, tu es coupable, car tu aurais pu éclairer les scélérats même en qualité de seul juste, et tu ne l’as pas fait. En les éclairant, tu leur aurais montré une autre voie, et l’auteur du crime ne l’eût peut-être pas commis, grâce à la lumière. Si même les hommes restent insensibles à cette lumière malgré tes efforts, et qu’ils négligent leur salut, demeure ferme et ne doute pas de la puissance de la lumière céleste; sois persuadé que s’ils n’ont pas été sauvés maintenant, ils le seront plus tard. Sinon, leurs fils seront sauvés à leur place, car ta lumière ne périra pas, même si tu étais mort. Le juste disparaît, mais sa lumière reste. C’est après la mort du sauveur que l’on se sauve. Le genre humain repousse ses prophètes, il les massacre, mais les hommes aiment leurs martyrs et vénèrent ceux qu’ils ont fait périr. C’est pour la collectivité que tu travailles, pour l’avenir que tu agis. Ne cherche jamais de récompense, car tu en as déjà une grande sur cette terre: ta joie spirituelle, que seul le juste a en partage. Ne crains ni les grands ni les puissants, mais sois sage et toujours digne. Observe la mesure, connais les termes, instruis-toi à ce sujet. Retiré dans la solitude, prie. Prosterne-toi avec amour et baise la terre. Aime inlassablement, insatiablement, tous et tout, recherche cette extase et cette exaltation. Arrose la terre de larmes d’allégresse, aime ces larmes. Ne rougis pas de cette extase, chéris-la, car c’est un grand don de Dieu, accordé seulement aux élus.»

i) De l’enfer et du feu éternel. Considération mystique.

«Mes Pères, je me demande: «Qu’est-ce que l’enfer?» Je le définis ainsi: «la souffrance de ne plus pouvoir aimer». Une fois, dans l’infini de l’espace et du temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité de dire: «je suis et j’aime». Une fois seulement lui a été accordé un moment d’amour actif et vivant; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans le temps; or, cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne l’a ni apprécié ni aimé, l’a considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant quitté la terre, voit le sein d’Abraham, s’entretient avec lui comme il est dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche, il contemple le paradis, peut s’élever jusqu’au Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément, c’est qu’il se présente sans avoir aimé, qu’il entre en contact avec ceux qui ont aimé, et dont il a dédaigné l’amour. Car il a une claire notion des choses et se dit: «Maintenant j’ai la connaissance et, malgré ma soif d’amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée et Abraham ne viendra pas apaiser – fût-ce par une goutte d’eau vive – ma soif ardente d’amour spirituel, dont je brûle maintenant, après l’avoir dédaigné sur la terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c’est impossible, car la vie que l’on pouvait sacrifier à l’amour est écoulée, un abîme la sépare de l’existence actuelle.» On parle du feu de l’enfer au sens littéral; je crains de sonder ce mystère, mais je pense que si même il y avait de véritables flammes, les damnés s’en réjouiraient, car ils oublieraient dans les tourments physiques, ne fût-ce qu’un instant, la plus horrible torture morale. Il est impossible de les en délivrer, car ce tourment est en eux, non à l’extérieur. Et si on le pouvait, je pense qu’ils n’en seraient que plus malheureux. Car même si les justes du paradis leur pardonnaient à la vue de leurs souffrances et les appelaient à eux dans leur amour infini, ils ne feraient qu’accroître ces souffrances, excitant en eux cette soif ardente d’un amour correspondant, actif et reconnaissant, désormais impossible. Dans la timidité de mon cœur, je pense pourtant que la conscience de cette impossibilité finirait par les soulager, car ayant accepté l’amour des justes sans pouvoir y répondre, leur humble soumission créerait une sorte d’image et d’imitation de cet amour actif dédaigné par eux sur la terre… Je regrette, frères et amis, de ne pouvoir formuler clairement ceci. Mais malheur à ceux qui se sont détruits eux-mêmes, malheur aux suicidés! Je pense qu’il ne peut pas y avoir de plus malheureux qu’eux. C’est un péché, nous dit-on, de prier Dieu pour eux, et l’Église les repousse en apparence, mais ma pensée intime est qu’on pourrait prier pour eux aussi. L’amour ne saurait irriter le Christ. Toute ma vie j’ai prié dans mon cœur pour ces infortunés, je vous le confesse, mes Pères, maintenant encore je prie pour eux.

Oh! il y a en enfer des êtres qui demeurent fiers et farouches, malgré leur connaissance incontestable et la contemplation de la vérité inéluctable; il y en a de terribles, devenus totalement la proie de Satan et de son orgueil. Ce sont des martyrs volontaires qui ne peuvent se rassasier de l’enfer. Car ils se sont maudits eux-mêmes, ayant maudit Dieu et la vie. Ils se nourrissent de leur orgueil irrité, comme un affamé dans le désert se met à sucer son propre sang. Mais ils sont insatiables aux siècles des siècles et repoussent le pardon. Ils maudissent Dieu qui les appelle et voudraient que Dieu s’anéantît, lui et toute sa création. Et ils brûleront éternellement dans le feu de leur colère, ils auront soif de la mort et du néant. Mais la mort les fuira…»

Ici se termine le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch Karamazov. Je le répète: il est incomplet et fragmentaire. Les renseignements biographiques, par exemple, n’embrassent que la première jeunesse du starets. On a emprunté à son enseignement et à ses opinions, pour les résumer en un tout, des choses dites évidemment en plusieurs fois, à des occasions différentes. Les propos tenus par le starets dans ses dernières heures ne sont pas précisés, on donne seulement une idée de l’esprit et du caractère de cet entretien, comparé aux extraits des autres leçons, dans le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch. La fin du starets survint d’une façon vraiment inattendue, car, bien que tous les assistants se rendissent compte que sa mort approchait, on ne pouvait se figurer qu’elle aurait lieu si subitement; au contraire, comme nous l’avons déjà remarqué, ses amis, en le voyant si dispos, si loquace, crurent à un mieux sensible, ne fût-il que passager. Cinq minutes avant son décès, on ne pouvait encore rien prévoir. Il éprouva soudain une douleur aiguë à la poitrine, pâlit, appuya ses mains sur son cœur. Tous s’empressèrent autour de lui; souriant malgré ses souffrances, il glissa de son fauteuil, se mit à genoux, se prosterna la face penchée vers le sol, étendit les bras, puis comme en extase, baisant la terre et priant (lui-même l’avait enseigné), il rendit doucement, allégrement, son âme à Dieu. La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt dans l’ermitage et atteignit le monastère. Les intimes du défunt et ceux que leur rang désignait à cet office procédèrent à la toilette funèbre d’après l’antique rite; la communauté se rassembla à l’église. Avant le jour, la nouvelle fut connue en ville et devint le sujet de toutes les conversations; beaucoup de gens se rendirent au monastère. Mais nous en parlerons dans le livre suivant: disons seulement, par anticipation, que durant cette journée, il survint un événement si inattendu et, d’après l’impression qu’il produisit parmi les moines et en ville, à tel point étrange et déconcertant, que jusqu’à maintenant, après tant d’années, on a gardé dans notre ville le plus vivant souvenir de cette journée mouvementée…

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