d) Le mystérieux visiteur.
«C’était un fonctionnaire qui occupait depuis longtemps un poste en vue dans notre ville. Homme respecté de tous, riche, réputé pour sa bienfaisance, il avait fait don d’une somme importante à l’hospice et à l’orphelinat et accompli beaucoup de bien en secret, ce qui fut révélé après sa mort. Âgé d’environ cinquante ans, il avait l’air presque sévère, parlait peu; marié depuis dix ans à une femme encore jeune, il avait trois enfants en bas âge. Le lendemain soir, j’étais chez moi lorsque la porte s’ouvrit et ce monsieur entra.
Il faut noter que je n’habitais plus le même logement; aussitôt ma démission donnée, je m’étais installé chez une personne âgée, veuve d’un fonctionnaire, dont la domestique me servait, car le jour même de mon duel j’avais renvoyé Athanase dans sa compagnie, rougissant de le regarder en face après ce qui s’était passé, tellement un laïc non préparé est enclin à avoir honte de l’action la plus juste.
«Voilà plusieurs jours que je vous écoute avec une grande curiosité, me dit-il en entrant; j’ai désiré faire enfin votre connaissance pour m’entretenir avec vous plus en détail. Pouvez-vous me rendre, monsieur, ce grand service?
– Très volontiers, et je le regarderai comme un honneur particulier» lui répondis-je.
J’étais presque effrayé tant il me frappa dès l’abord; car, bien qu’on m’écoutât avec curiosité, personne ne m’avait encore montré une mine aussi sérieuse, aussi sévère; de plus, il était venu me trouver chez moi.
«Je remarque en vous, poursuivit-il, après s’être assis, une grande force de caractère, car vous n’avez pas craint de servir la vérité dans une affaire où vous risquiez, par votre franchise, de vous attirer le mépris général.
– Vos éloges sont peut-être fort exagérés, lui dis-je.
– Pas du tout; soyez sûr qu’un tel acte est bien plus difficile à accomplir que vous ne le pensez. Voilà ce qui m’a frappé et c’est pourquoi je suis venu vous voir. Si ma curiosité peut-être indiscrète ne vous choque pas, décrivez-moi vos sensations au moment où vous vous décidâtes à demander pardon, lors de votre duel, en admettant que vous vous en souveniez. N’attribuez pas ma question à la frivolité; au contraire, en vous la posant j’ai un but secret que je vous expliquerai probablement par la suite, s’il plaît à Dieu de nous rapprocher encore.»
Tandis qu’il parlait, je le fixais et j’éprouvai soudain pour lui une entière confiance, en même temps qu’une vive curiosité, car je sentais que son âme gardait un secret.
«Vous désirez connaître mes sensations au moment où je demandai pardon à mon adversaire, lui répondis-je; mais il vaut mieux vous raconter d’abord les faits encore ignorés des autres.» Je lui narrai alors toute la scène avec Athanase et comment je m’étais prosterné devant lui.
«Vous pouvez voir vous-même d’après cela, conclus-je, que durant le duel je me sentais déjà plus à l’aise, car j’avais déjà commencé chez moi et, une fois entré dans cette voie, je continuai non seulement sans peine, mais avec joie.»
Il m’écouta avec attention et sympathie.
«Tout cela est fort curieux, conclut-il, je reviendrai vous voir.»
Depuis lors, il me rendit visite presque tous les soirs. Et nous serions devenus de grands amis, s’il m’avait parlé de lui. Mais il se bornait à m’interroger sur moi-même. Pourtant, je le pris en affection et lui confiai tous mes sentiments, pensant: «Je n’ai pas besoin de ses secrets pour savoir que c’est un juste… De plus, un homme si sérieux et bien plus âgé que moi qui vient me trouver et fait cas d’un jeune homme…» J’appris de lui bien des choses utiles, car c’était un homme d’une haute intelligence.
«Je pense aussi depuis longtemps que la vie est un paradis, je ne pense qu’à cela, me dit-il un jour, tandis qu’il me regardait en souriant. J’en suis encore plus convaincu que vous-même; plus tard vous saurez pourquoi.»
Je l’écoutais en me disant: il a sûrement une révélation à me faire.
«Le paradis, reprit-il, est caché au fond de chacun de nous; en ce moment je le recèle en moi et, si je veux, il se réalisera demain pour toute ma vie. Il parlait avec attendrissement, en me regardant d’un air mystérieux, comme s’il m’interrogeait. Quant à la culpabilité de chacun pour tous et pour tout, en plus de ses péchés, vos considérations à ce sujet sont parfaitement justes, et il est étonnant que vous ayez pu embrasser cette idée avec une telle ampleur. Lorsque les hommes la comprendront, ce sera certainement pour eux l’avènement du royaume des cieux, non en rêve, mais en réalité.
– Mais quand cela arrivera-t-il? m’écriai-je avec douleur. Peut-être n’est-ce qu’un rêve?
– Comment, vous ne croyez pas vous-même à ce que vous prêchez! Sachez que ce rêve, comme vous dites, se réalisera sûrement, mais pas maintenant, car tout est régi par des lois. C’est un phénomène moral, psychologique. Pour rénover le monde, il faut que les hommes eux-mêmes changent de voie. Tant que chacun ne sera pas vraiment le frère de son prochain, il n’y aura pas de fraternité. Jamais les hommes ne sauront, au nom de la science ou de l’intérêt, répartir paisiblement entre eux la propriété et les droits. Personne ne s’estimera satisfait, et tous murmureront, s’envieront, s’extermineront les uns les autres. Vous demandez quand cela se réalisera? Cela viendra, mais seulement quand sera terminée la période d’isolement humain.
– Quel isolement? demandai-je.
– Il règne partout à l’heure actuelle, mais il n’est pas achevé et son terme n’est pas encore arrivé. Car à présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie; cependant, loin d’atteindre le but, tous les efforts des hommes n’aboutissent qu’à un suicide total, car, au lieu d’affirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète. En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun s’isole dans son trou, s’écarte des autres, se cache, lui et son bien, s’éloigne de ses semblables et les éloigne de lui. Il amasse de la richesse tout seul, se félicite de sa puissance, de son opulence; il ignore, l’insensé, que plus il amasse plus il s’enlise dans une impuissance fatale. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et s’est détaché de la collectivité; il s’est accoutumé à ne pas croire à l’entraide, à son prochain, à l’humanité et tremble seulement à l’idée de perdre sa fortune et les droits qu’elle lui confère. Partout, de nos jours, l’esprit humain commence ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de l’individu consiste, non dans son effort personnel isolé, mais dans la solidarité. Cet isolement terrible prendra certainement fin un jour, tous comprendront à la fois combien leur séparation mutuelle était contraire à la nature, tous s’étonneront d’être demeurés si longtemps dans les ténèbres, sans voir la lumière. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’Homme… Mais, jusqu’alors, il faut garder l’étendard et – fût-on seul à agir – prêcher d’exemple et sortir de l’isolement pour se rapprocher de ses frères, même au risque de passer pour dément. Cela afin d’empêcher une grande idée de périr.»