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«Arrière, misérable! Qu’y a-t-il de commun entre nous, imbécile!» voulut-il s’écrier; mais au lieu de cette algarade et à son grand étonnement, il proféra tout autre chose:

«Mon père dort-il encore?» demanda-t-il d’un ton résigné et, sans y penser, il s’assit sur le banc.

Un instant, il eut presque peur, il se le rappela après coup. Smerdiakov, debout devant lui, les mains derrière le dos, le regardait avec assurance, presque avec sérénité.

«Il repose encore, dit-il sans se presser. (C’est lui qui m’a adressé le premier la parole!) Vous m’étonnez, monsieur, ajouta-t-il après un silence, les yeux baissés avec affectation, en jouant du bout de sa bottine vernie, le pied droit en avant.

– Qu’est-ce qui t’étonne? demanda sèchement Ivan Fiodorovitch, s’efforçant de se contenir, mais écœuré de ressentir une vive curiosité, qu’il voulait satisfaire à tout prix.

– Pourquoi n’allez-vous pas à Tchermachnia? demanda Smerdiakov avec un sourire familier.» Tu dois comprendre mon sourire si tu es un homme d’esprit», semblait dire son œil gauche.

– Qu’irais-je faire à Tchermachnia?» s’étonna Ivan Fiodorovitch.

Il y eut un silence.

«Fiodor Pavlovitch vous en a instamment prié, dit-il enfin, sans se presser, comme s’il n’attachait aucune importance à sa réponse: Je t’indique un motif de troisième ordre, uniquement pour dire quelque chose.

– Eh diable! parle plus clairement. Que veux-tu?» s’écria Ivan Fiodorovitch que la colère rendait grossier.

Smerdiakov ramena son pied droit vers la gauche, se redressa, toujours avec le même sourire flegmatique.

«Rien de sérieux… C’était pour dire quelque chose.»

Nouveau silence. Ivan Fiodorovitch comprenait qu’il aurait dû se lever, se fâcher; Smerdiakov se tenait devant lui et semblait attendre: «Voyons, te fâcheras-tu ou non?» Il en avait du moins l’impression. Enfin il fit un mouvement pour se lever. Smerdiakov saisit l’instant.

«Une terrible situation que la mienne, Ivan Fiodorovitch; je ne sais comment me tirer d’affaire» dit-il d’un ton ferme; après quoi il soupira. Ivan se rassit.

«Tous deux ont perdu la tête, on dirait des enfants. Je parle de votre père et de votre frère Dmitri Fiodorovitch. Tout à l’heure, Fiodor Pavlovitch va se lever et me demander à chaque instant jusqu’à minuit et même après: «Pourquoi n’est-elle pas venue?» Si Agraféna Alexandrovna ne vient pas (je crois qu’elle n’en a pas du tout l’intention), il s’en prendra encore à moi demain matin: Pourquoi n’est-elle pas venue? Quand viendra-t-elle?» Comme si c’était ma faute! De l’autre côté, c’est la même histoire; à la nuit tombante, parfois avant, votre frère survient, armé: «Prends garde, coquin, gâte-sauce, si tu la laisses passer sans me prévenir, je te tuerai le premier!» Le matin, il me tourmente comme Fiodor Pavlovitch, si bien que je parais aussi responsable devant lui de ce que sa dame n’est pas venue. Leur colère grandit tous les jours, au point que je songe parfois à m’ôter la vie, tellement j’ai peur. Je n’attends rien de bon.

– Pourquoi t’es-tu mêlé de cela? Pourquoi es-tu devenu l’espion de Dmitri?

– Comment faire autrement? D’ailleurs, je ne me suis mêlé de rien, si vous voulez le savoir. Au début je me taisais, n’osant répliquer. Il a fait de moi son serviteur. Depuis ce sont des menaces continuelles: «Je te tuerai, coquin, si tu la laisses passer.» Je suis sûr, monsieur, d’avoir demain une longue crise.

– Quelle crise?

– Mais une longue crise. Elle durera plusieurs heures, un jour ou deux, peut-être. Une fois, elle a duré trois jours, où je suis resté sans connaissance. J’étais tombé du grenier. Fiodor Pavlovitch envoya chercher Herzenstube, qui prescrivit de la glace sur le crâne, puis un autre remède. J’ai failli mourir.

– Mais on dit qu’il est impossible de prévoir les crises d’épilepsie. D’où peux-tu savoir que ce sera demain? demanda Ivan Fiodorovitch avec une curiosité où il entrait de la colère.

– C’est vrai.

– De plus, tu étais tombé du grenier cette fois-là.

– Je peux en tomber demain, car j’y monte tous les jours. Si ce n’est pas au grenier, je tomberai à la cave. J’y descends aussi chaque jour.»

Ivan le considéra longuement.

«Tu manigances quelque chose que je ne comprends pas bien, fit-il à voix basse, mais d’un air menaçant. N’as-tu pas l’intention de simuler une crise pour trois jours?

– Si je pouvais simuler – ce n’est qu’un jeu quand on en a l’expérience – j’aurais pleinement le droit de recourir à ce moyen pour sauver ma vie, car lorsque je suis dans cet état, même si Agraféna Alexandrovna venait, votre frère ne pourrait pas demander des comptes à un malade. Il aurait honte.

– Eh diable! s’écria Ivan Fiodorovitch, les traits contractés par la colère, qu’as-tu à craindre toujours pour ta vie? Les menaces de Dmitri sont les propos d’un homme furibond, rien de plus. Il tuera quelqu’un, mais pas toi.

– Il me tuerait comme une mouche, moi le premier. Je crains davantage de passer pour son complice, s’il attaquait follement son père.

– Pourquoi t’accuserait-on de complicité?

– Parce que je lui ai révélé en secret… les signaux.

– Quels signaux? Que le diable t’emporte! Parle clairement.

– Je dois avouer, traîna Smerdiakov d’un air doctoral, que nous avons un secret, Fiodor Pavlovitch et moi. Vous savez sans doute que depuis quelques jours il se verrouille sitôt la nuit venue. Ces temps, vous rentrez de bonne heure, vous montez tout de suite chez vous; même vous n’êtes pas sorti du tout; aussi vous ignorez peut-être avec quel soin il se barricade. Si Grigori Vassiliévitch venait, il ne lui ouvrirait qu’en reconnaissant sa voix. Mais Grigori Vassiliévitch ne vient pas, parce que maintenant je suis seul à son service dans ses appartements – il en a décidé ainsi depuis cette intrigue avec Agraféna Alexandrovna; d’après ses instructions je passe la nuit dans le pavillon; jusqu’à minuit je dois monter la garde, surveiller la cour au cas où elle viendrait; depuis quelques jours l’attente le rend fou. Il raisonne ainsi: on dit qu’elle a peur de lui (de Dmitri Fiodorovitch, s’entend), donc elle viendra la nuit par la cour; guette-la jusqu’à minuit passé. Dès qu’elle sera là, cours frapper à la porte ou à la fenêtre dans le jardin, deux fois doucement, comme ça, puis trois fois plus vite, toc, toc, toc. Alors je comprendrai que c’est elle et t’ouvrirai doucement la porte. Il m’a donné un autre signal pour les cas extraordinaires, d’abord deux coups vite, toc toc, puis, après un intervalle, une fois fort. Il comprendra qu’il y a du nouveau et m’ouvrira, je ferai mon rapport. Cela au cas où l’on viendrait de la part d’Agraféna Alexandrovna, ou si Dmitri Fiodorovitch survenait, afin de signaler son approche. Il a très peur de lui et même s’il était enfermé avec sa belle et que l’autre arrive, je suis tenu de l’en informer immédiatement, en frappant trois fois. Le premier signal, cinq coups, veut donc dire: «Agraféna Alexandrovna est arrivée»; le second trois coups, signifie «Affaire urgente». Il m’en a fait la démonstration plusieurs fois. Et comme personne au monde ne connaît ces signes, excepté lui et moi, il m’ouvrira sans hésiter ni appeler (il craint fort de faire du bruit). Or, Dmitri Fiodorovitch est au courant de ces signaux.

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