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«Cependant, tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don? En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre: un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s’unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. L’humanité a toujours tendu dans son ensemble à s’organiser sur une base universelle. Il y a eu de grands peuples à l’histoire glorieuse, mais à mesure qu’ils se sont élevés, ils ont souffert davantage, éprouvant plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle. Les grands conquérants, les Tamerlan et les Gengis-Khan, qui ont parcouru la terre comme un ouragan, incarnaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette aspiration des peuples vers l’unité. En acceptant la pourpre de César, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix au monde. En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain? Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous t’avons abandonné pour le suivre. Oh! il s’écoulera encore des siècles de licence intellectuelle, de vaine science et d’anthropophagie, car c’est par là qu’ils finiront, après avoir édifié leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bête viendra vers nous en rampant, léchera nos pieds, les arrosera de larmes de sang. Et nous monterons sur elle, nous élèverons en l’air une coupe où sera gravé le mot: «Mystère!» Alors seulement la paix et le bonheur régneront sur les hommes. Tu es fier de tes élus, mais ce n’est qu’une élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. D’ailleurs, parmi ces forts destinés à devenir des élus, combien se sont lassés enfin de t’attendre, combien ont porté et porteront encore autre part les forces de leur esprit et l’ardeur de leur cœur, combien finiront par s’insurger contre toi au nom de la liberté! Mais c’est toi qui la leur auras donnée. Nous rendrons tous les hommes heureux, les révoltes et les massacres inséparables de ta liberté cesseront. Oh! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Eh bien, dirons-nous la vérité ou mentirons-nous? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongés ta liberté. L’indépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans un tel labyrinthe, mis en présence de tels prodiges, de telles énigmes, que les uns, rebelles furieux, se détruiront eux-mêmes, les autres, rebelles, mais faibles, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant: «Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous; sauvez-nous de nous-mêmes!» Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle; ils verront bien que nous n’avons pas changé les pierres en pain, mais ce qui leur fera plus de plaisir que le pain lui-même, ce sera de le recevoir de nos mains! Car ils se souviendront que jadis le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre dans leurs mains, tandis que, lorsqu’ils revinrent à nous, les pierres se muèrent en pain. Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. Et tant que les hommes ne l’auront pas comprise, ils seront malheureux. Qui a le plus contribué à cette incompréhension, dis-moi? Qui a divisé le troupeau et l’a dispersé sur des routes inconnues? Mais le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble, un bonheur adapté à de faibles créatures comme eux. Nous les persuaderons, enfin, de ne pas s’enorgueillir, car c’est toi, en les élevant, qui le leur as enseigné; nous leur prouverons qu’ils sont débiles, qu’ils sont de pitoyables enfants, mais que le bonheur puéril est le plus délectable. Ils deviendront timides, ne nous perdront pas de vue et se serreront contre nous avec effroi, comme une tendre couvée sous l’aile de la mère. Ils éprouveront une surprise craintive et se montreront fiers de cette énergie, de cette intelligence qui nous auront permis de dompter la foule innombrable des rebelles. Notre courroux les fera trembler, la timidité les envahira, leurs yeux deviendront larmoyants comme ceux des enfants et des femmes; mais, sur un signe de nous, ils passeront aussi facilement au rire et à la gaieté, à la joie radieuse des enfants. Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des chœurs, des danses innocentes. Oh! nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles, et à cause de cela, ils nous aimeront comme des enfants. Nous leur dirons que tout péché sera racheté, s’il est commis avec notre permission; c’est par amour que nous leur permettrons de pécher et nous en prendrons la peine sur nous. Ils nous chériront comme des bienfaiteurs qui se chargent de leurs péchés devant Dieu. Ils n’auront nuls secrets pour nous. Suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de n’en pas avoir, et ils nous écouteront avec joie. Ils nous soumettront les secrets les plus pénibles de leur conscience, nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. Et tous seront heureux, des millions de créatures, sauf une centaine de mille, leurs directeurs, sauf nous, les dépositaires du secret. Les heureux se compteront par milliards et il y aura cent mille martyrs chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret; nous les bercerons, pour leur bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel. Car s’il y avait une autre vie, ce ne serait certes pas pour des êtres comme eux. On prophétise que tu reviendras pour vaincre de nouveau, entouré de tes élus, puissants et fiers; nous dirons qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde. On prétend que la fornicatrice, montée sur la bête et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera déshonorée, que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et dévoileront son corps «impur [105]». Je me lèverai alors et je te montrerai les milliards d’heureux qui n’ont pas connu le péché. Et nous, qui nous serons chargés de leurs fautes, pour leur bonheur, nous nous dresserons devant toi, en disant: «Je ne te crains point; moi aussi, j’ai été au désert, j’ai vécu de sauterelles et de racines; moi aussi j’ai béni la liberté dont tu gratifias les hommes, et je me préparais à figurer parmi tes élus, les puissants et les forts en brûlant de «compléter le nombre». Mais je me suis ressaisi et n’ai pas voulu servir une cause insensée. Je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé ton œuvre. J’ai quitté les fiers, je suis revenu aux humbles, pour faire leur bonheur. Ce que je te dis s’accomplira et notre empire s’édifiera. Je te le répète, demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi

Ivan s’arrêta. Il s’était exalté en discourant; quand il eut terminé, un sourire apparut sur ses lèvres.

Aliocha avait écouté en silence, avec une émotion extrême. À plusieurs reprises il avait voulu interrompre son frère, mais s’était contenu.

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[105] Paraphrase de Jean, Apocalypse, XVII, XVIII.

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