«L’aventure de Richard est intéressante parce que nationale. En Russie, bien qu’il soit absurde de décapiter un frère pour la seule raison qu’il est devenu des nôtres et que la grâce l’a touché, nous avons presque aussi bien. Chez nous, torturer en battant constitue une tradition historique, une jouissance prompte et immédiate. Nékrassov raconte dans l’un de ses poèmes [87] comment un moujik frappe de son fouet les yeux de son cheval. Qui n’a vu cela? c’est bien russe. Le poète montre le petit cheval surchargé, embourbé avec sa charrette qu’il ne peut dégager. Alors, le moujik le bat avec acharnement, frappe sans comprendre ce qu’il fait, les coups pleuvent dans une sorte d’ivresse. «Tu ne peux pas tirer, tu tireras tout de même; meurs, mais tire.» La rosse sans défense se débat désespérément, cependant que son maître fouette ses «doux yeux» où roulent des larmes. Enfin, elle arrive à se dégager et s’en va tremblante, privée de souffle, d’une allure saccadée, contrainte, honteuse. Chez Nékrassov, cela produit une impression épouvantable. Mais aussi, ce n’est qu’un cheval, et Dieu ne l’a-t-il pas créé pour être fouetté? C’est ce que nous ont expliqué les Tatars, et ils nous ont légué le knout. Pourtant, on peut aussi fouetter les gens. Un monsieur cultivé et sa femme prennent plaisir à fustiger leur fillette de sept ans. Et le papa est heureux que les verges aient des épines. «Cela lui fera plus mal», dit-il. Il y a des êtres qui s’excitent à chaque coup, jusqu’au sadisme, progressivement. On bat l’enfant une minute, puis cinq, puis dix, toujours plus fort. Elle crie; enfin, à bout de forces, elle suffoque: «Papa, mon petit papa, pitié!» L’affaire devient scandaleuse et va jusqu’au tribunal. On prend un avocat. Il y a longtemps que le peuple russe appelle l’avocat «une conscience à louer». Le défenseur plaide pour son client: «L’affaire est simple; c’est une scène de famille, comme on en voit tant. Un père a fouetté sa fille, c’est une honte de le poursuivre!» Le jury est convaincu, il se retire et rapporte un verdict négatif. Le public exulte de voir acquitter ce bourreau. Hélas! je n’assistais pas à l’audience. J’aurais proposé de fonder une bourse en l’honneur de ce bon père de famille!… Voilà un joli tableau! Cependant, j’ai encore mieux, Aliocha, et toujours à propos d’enfants russes. Il s’agit d’une fillette de cinq ans, prise en aversion par ses père et mère, «d’honorables fonctionnaires instruits et bien élevés». Je le répète, beaucoup de gens aiment à torturer les enfants, mais rien que les enfants. Envers les autres individus, ces bourreaux se montrent affables et tendres, en Européens instruits et humains, mais ils prennent plaisir à faire souffrir les enfants, c’est leur façon de les aimer. La confiance angélique de ces créatures sans défense séduit les êtres cruels. Ils ne savent où aller, ni à qui s’adresser, et cela excite les mauvais instincts. Tout homme recèle un démon en lui: accès de colère, sadisme, déchaînement des passions ignobles, maladies contractées dans la débauche, ou bien la goutte, l’hépatite, cela varie. Donc, ces parents instruits exerçaient maints sévices sur la pauvre fillette. Ils la fouettaient, la piétinaient sans raison; son corps était couvert de bleus. Ils imaginèrent enfin un raffinement de cruauté: par les nuits glaciales, en hiver, ils enfermaient la petite dans les lieux d’aisances, sous prétexte qu’elle ne demandait pas à temps, la nuit, qu’on la fit sortir (comme si, à cet âge, une enfant qui dort profondément pouvait toujours demander à temps). On lui barbouillait le visage de ses excréments et sa mère la forçait à les manger, sa propre mère! Et cette mère dormait tranquille, insensible aux cris de la pauvre enfant enfermée dans cet endroit répugnant! Vois-tu d’ici ce petit être, ne comprenant pas ce qui lui arrive, au froid et dans l’obscurité, frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et verser d’innocentes larmes, en appelant le «bon Dieu» à son secours? Comprends-tu cette absurdité? a-t-elle un but, dis-moi, toi mon ami et mon frère, toi le pieux novice? On dit que tout cela est indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans l’esprit de l’homme. À quoi bon cette distinction diabolique, payée si cher? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes, ils ont mangé le fruit défendu, que le diable les emporte! Mais les enfants! Je te fais souffrir, Aliocha, tu as l’air mal à l’aise. Veux-tu que je m’arrête?
– Non, je veux souffrir, moi aussi. Continue.
– Encore un petit tableau caractéristique. Je viens de le lire dans les Archives russes ou l’Antiquité russe , je ne sais plus. C’était à l’époque la plus sombre du servage, au début du XIXème siècle. Vive le Tsar libérateur [89]! Un ancien général, avec de hautes relations, riche propriétaire foncier, vivait dans un de ses domaines dont dépendaient deux mille âmes. C’était un de ces individus (à vrai dire déjà peu nombreux alors) qui, une fois retirés du service, étaient presque convaincus de leur droit de vie et de mort sur leurs serfs. Plein de morgue, il traitait de haut ses modestes voisins, comme s’ils étaient ses parasites et ses bouffons. Il avait une centaine de piqueurs, tous montés, tous en uniformes, et plusieurs centaines de chiens courants. Or, voici qu’un jour, un petit serf de huit ans, qui s’amusait à lancer des pierres, blessa à la patte un de ses chiens favoris. Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua l’affaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir l’enfant, qu’on arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès l’aube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. C’était une matinée d’automne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait; il tremblait, fou de peur, n’osant dire un mot. «Faites-le courir, ordonne le général. – Cours, cours, lui crient les piqueurs.» Le garçon se met à courir. «Taïaut!» hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent l’enfant en pièces sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il, fut mis sous tutelle. Eh bien, que méritait-il? Fallait-il le fusiller? Parle, Aliocha.
– Certes! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif.
– Bravo! s’écria Ivan enchanté; si tu le dis, toi, c’est que… Voyez-vous l’ascète! Tu as donc aussi un diablotin dans le cœur, Aliocha Karamazov?
– J’ai dit une bêtise, mais…
– Oui, mais… Sache, novice, que les bêtises sont nécessaires au monde; c’est sur elles qu’il est fondé: sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. On sait ce qu’on sait.
– Que sais-tu?
– Je n’y comprends rien, poursuivit Ivan comme en rêve; je ne veux rien comprendre maintenant, je m’en tiens aux faits. En essayant de comprendre, j’altère les faits…
– Pourquoi me tourmentes-tu? fit douloureusement Aliocha. Me le diras-tu, enfin?
– Certes, je me préparais à te le dire. Tu m’es cher et je ne veux pas t’abandonner à ton Zosime.»
Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.