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«Nous en verrons bien d’autres, laissa-t-il échapper.

– Nous en verrons bien d’autres!» répétèrent les moines; mais le Père Païsius, fronçant de nouveau les sourcils, pria tout le monde de n’en parler à personne, «jusqu’à ce que cela se confirme, car il y a beaucoup de frivolité dans les nouvelles du monde, et ce cas peut être arrivé naturellement», conclut-il comme par acquit de conscience, mais presque sans ajouter foi lui-même à sa réserve, ce que remarquèrent fort bien ses auditeurs. Au même instant, bien entendu, le «miracle» était connu de tout le monastère, et même de beaucoup de laïcs, qui étaient venus assister à la messe. Le plus impressionné paraissait être le moine arrivé la veille de Saint-Sylvestre, petit monastère situé près d’Obdorsk, dans le Nord lointain, celui qui avait rendu hommage au starets aux côtés de Mme Khokhlakov, et lui avait demandé d’un air pénétrant, en désignant la fille de cette dame: «Comment pouvez-vous tenter de telles choses?»

Il était maintenant en proie à une certaine perplexité et ne savait presque plus qui croire. La veille au soir, il avait rendu visite au Père Théraponte dans sa cellule particulière, derrière le rucher, et rapporté de cette entrevue une impression lugubre. Le Père Théraponte était ce vieux moine, grand jeûneur et observateur du silence, que nous avons déjà cité comme adversaire du starets Zosime, et surtout du «starétisme», qu’il estimait une nouveauté nuisible et frivole. Bien qu’il ne parlât presque à personne, c’était un adversaire fort redoutable, en raison de la sincère sympathie que lui témoignaient la plupart des religieux; beaucoup de laïcs aussi le vénéraient comme un juste et un ascète, tout en le tenant pour insensé: sa folie captivait. Le Père Théraponte n’allait jamais chez le starets Zosime. Bien qu’il vécût à l’ermitage, on ne lui imposait pas trop la règle, eu égard à sa simplicité d’esprit. Il avait soixante-quinze ans, sinon davantage, et habitait derrière le rucher, à l’angle du mur, une cellule en bois, tombant presque en ruine, édifiée il y a fort longtemps, encore au siècle dernier, pour un autre grand jeûneur et grand taciturne, le Père Jonas, qui avait vécu cent cinq ans et dont les exploits faisaient encore l’objet de récits fort curieux, tant au monastère qu’aux environs. Le Père Théraponte avait obtenu d’être installé dans cette cellule isolée, une simple masure, mais qui ressemblait fort à une chapelle, car elle contenait une masse d’icônes, devant lesquelles des lampes brûlaient perpétuellement; elles provenaient de dons et le Père Théraponte semblait chargé de leur surveillance. Il ne mangeait que deux livres de pain en trois jours, pas davantage; c’était le gardien du rucher qui les lui apportait, mais il échangeait rarement un mot avec cet homme. Ces quatre livres, avec le pain bénit du dimanche, que lui envoyait régulièrement le Père Abbé, constituaient sa nourriture de la semaine. On renouvelait tous les jours l’eau de sa cruche. Il assistait rarement à l’office. Ses admirateurs le trouvaient parfois des journées entières en prière, toujours agenouillé et sans regarder autour de lui. Entrait-il en conversation avec eux, il se montrait laconique, saccadé, bizarre et presque toujours grossier. Dans certains cas, fort rares, il daignait répondre à ses visiteurs, mais le plus souvent il se contentait de prononcer un ou deux mots étranges qui intriguaient toujours son interlocuteur, mais qu’en dépit de toutes les prières il se refusait à expliquer. Il n’avait jamais été ordonné prêtre. S’il fallait en croire un bruit étrange, qui circulait, à vrai dire, parmi les plus ignorants, le Père Théraponte était en relations avec les esprits célestes et ne s’entretenait qu’avec eux, ce qui expliquait son silence avec les gens. Le moine d’Obdorsk, qui était entré dans le rucher d’après l’indication du gardien, moine également taciturne et morose, se dirigea vers l’angle où se dressait la cellule du Père Théraponte. «Peut-être voudra-t-il te parler en tant qu’étranger, peut-être aussi ne tireras-tu rien de lui», l’avait prévenu le gardien. Le moine s’approcha, comme il le raconta plus tard, avec une grande frayeur. Il se faisait déjà tard. Le Père Théraponte était assis sur un petit banc, devant sa cellule. Au-dessus de sa tête un vieil orme gigantesque agitait doucement sa ramure. La fraîcheur du soir tombait. Le moine se prosterna devant le reclus et lui demanda sa bénédiction.

«Veux-tu, moine, que moi aussi je me prosterne devant toi? proféra le Père Théraponte. Lève-toi.»

Le moine se leva.

«Bénissant et béni, assieds-toi là. D’où viens-tu?»

Ce qui frappa le plus le pauvre petit moine, c’est que le Père Théraponte, en dépit de son grand âge et de ses jeûnes prolongés, semblait encore un vigoureux vieillard, de haute stature et de constitution athlétique. Il avait le visage frais, bien qu’émacié, la barbe et les cheveux touffus et encore noirs par places, de grands yeux bleus lumineux mais fort saillants. Il accentuait fortement les o [71]. Son costume consistait en une longue blouse roussâtre, de drap grossier, comme en portent les prisonniers, avec une corde en guise de ceinture. Le cou et la poitrine étaient nus. Une chemise de toile fort épaisse, presque noircie, qu’il gardait durant des mois, apparaissait sous la blouse. On disait qu’il portait sur lui des chaînes d’une trentaine de livres. Il était chaussé de vieux souliers presque effondrés.

«J’arrive du petit monastère d’Obdorsk, de Saint-Sylvestre, répondit d’un ton humble le nouveau venu, tout en observant l’ascète de ses yeux vifs et curieux, mais un peu inquiets.

– J’ai été chez ton Sylvestre. J’y ai vécu. Est-ce qu’il se porte bien?»

Le moine se troubla.

«Vous êtes des gens bornés! quel jeûne observez-vous?

– Notre table est réglée d’après l’ancien usage des ascétères. Durant le carême, les lundi, mercredi et vendredi, on ne sert aucun aliment. Le mardi et le jeudi, on donne à la communauté du pain blanc, une tisane au miel, des mûres sauvages ou des choux salés, et de la farine d’avoine. Le samedi, de la soupe aux choux, du vermicelle aux pois, du sarrasin à l’huile de chènevis. Le dimanche, on ajoute à la soupe du poisson sec et du sarrasin. La Semaine Sainte, du lundi au samedi soir, du pain, de l’eau, et seulement des légumes non cuits, en quantité modérée; encore ne doit-on pas manger, chaque jour, mais se conformer aux instructions données pour la première semaine [72]. Le vendredi saint, jeûne complet; le samedi, jusqu’à trois heures, où l’on peut prendre un peu de pain et d’eau, et boire une tasse de vin. Le jeudi saint, nous mangeons des aliments cuits sans beurre, nous buvons du vin et observons la xérophagie. Car déjà le concile de Laodicée s’exprime ainsi sur le jeudi saint: «Il ne convient pas de rompre le jeûne le jeudi de la dernière semaine et de déshonorer ainsi tout le carême.» Voilà ce qui se passe chez nous. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de vous, éminent Père, ajouta le moine qui avait repris courage, car toute l’année, même à Pâques, vous ne vous nourrissez que de pain et d’eau; le pain que nous consommons en deux jours vous suffit pour la semaine entière. Votre abstinence est vraiment merveilleuse.

– Et les mousserons? demanda soudain le Père Théraponte.

– Les mousserons? répéta le moine, stupéfait.

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[71] Prononciation des gens du Nord. Dans la Russie centrale, l’o non accentué équivaut à un son très voisin du a. À Moscou même, l’oreille perçoit nettement un a: par exemple, Moskva est prononcé Maskva.

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[72] De carême, où le jeûne est également très sévère.

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